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Les bamakois diplômés de Paris

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Alors que je tente <strong>de</strong> comprendre, il me dit : « Non, ce n’est pas ça, c’est<br />

que je te comprends trop. Ça me rappelle trop <strong>de</strong> mauvais souvenirs,<br />

en France, au début… Allez viens s’il te plait, ne reste pas tout seul.»<br />

tel-00708235, version 1 - 14 Jun 2012<br />

Cette scène s’est déroulée huit ans après l’arrivée <strong>de</strong> Mamadou à <strong>Paris</strong>. Et<br />

comme le montre sa réaction immédiate d’empathie à mon égard, ces huit années<br />

n’ont pas effacé le souvenir vivace et douloureux <strong>de</strong> ses premiers pas dans la capitale<br />

française.<br />

Selon Erik Erikson, le sentiment d’i<strong>de</strong>ntité « est un sentiment subjectif et<br />

tonique d’une unité personnelle et d’une continuité temporelle 1 ». « La tâche du moi<br />

- écrit Renaud Sainsaulieu - est d’assurer une fonction <strong>de</strong> synthèse, un principe<br />

d’organisation par lequel l’individu se maintient en tant que personnalité cohérente<br />

avec une ipséité et une continuité à la fois dans son expérience et dans sa réalité avec<br />

autrui 2 ». Si, comme le souligne ces <strong>de</strong>ux auteurs, l’accès à l’i<strong>de</strong>ntité est soumis à la<br />

condition <strong>de</strong> maintenir une continuité sociale et temporelle, alors l’acte migratoire<br />

peut être considéré comme une rupture dans la biographie <strong>de</strong> mes interlocuteurs.<br />

Je ne veux pas revenir en détail sur les motifs <strong>de</strong> l’émigration <strong>de</strong>s enquêtés.<br />

Mais il est important <strong>de</strong> rappeler que le départ <strong>de</strong> Bamako était – entre autres - une<br />

façon pour eux <strong>de</strong> se défaire d’un statut familial écrasant 3 . C’est pourquoi<br />

l’indépendance (vis-à-vis <strong>de</strong> la famille) était au cœur <strong>de</strong> leurs projets migratoires. En<br />

un sens, c’est l’excès d’intégration et <strong>de</strong> contrôle social - vécu <strong>de</strong> manière oppressante<br />

- qui explique (en partie) leur immigration. Or, la situation d’installation en France se<br />

traduit précisément par une chute <strong>de</strong> la <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong> la vie sociale : « En Afrique, tu n’es<br />

jamais seul » (Ladji), « en France, on est invisible » (Sako). Ce changement d’état<br />

social est radical. Il exige un intense travail d’adaptation, intense parce qu’il ne laisse<br />

aucun repos, ni au corps, ni à l’esprit. Il leur faut faire face à l’affaiblissement soudain<br />

<strong>de</strong> cadres d’intégration structurés et structurants.<br />

[<strong>Paris</strong>, le24.03.2009] Je rends visite à Ibrahim, hospitalisé <strong>de</strong>puis une<br />

semaine suite à une opération du genou. Il partage sa chambre avec un<br />

homme d’une trentaine d’années. Ce <strong>de</strong>rnier, pour une raison inconnue, se<br />

met à pleurer. Ibrahim réagit immédiatement : « Qu’est-ce qu’il a lui Il ne<br />

1 Erik H. Erikson, Adolescence et crise. La quête <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité, <strong>Paris</strong>, Flammarion, 1972, p. 45.<br />

2 Renaud Sainsaulieu, L’i<strong>de</strong>ntité au travail, <strong>Paris</strong>, Presses <strong>de</strong> Sciences Po, 1988, p. 312.<br />

3 L’impossibilité <strong>de</strong> trouver un emploi à la mesure <strong>de</strong> leurs diplômes, <strong>de</strong> tenir la position sociale <strong>de</strong> leur<br />

famille dans l’espace social <strong>bamakois</strong>, <strong>de</strong> franchir les échelons <strong>de</strong> la hiérarchie familiale, tous ces<br />

facteurs ont placé mes interlocuteurs dans une position subordonnée, celle du ca<strong>de</strong>t social.<br />

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