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Jonathan Strange & Mr Norrell

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épétait que, depuis l’Antiquité, le monde n’avait pas vu de<br />

gentlemen aussi vertueux, aussi incompris et aussi cruellement<br />

caricaturés par leurs ennemis. Ils étaient tous sages comme<br />

Salomon, nobles comme César et courageux comme Marc-<br />

Antoine. Et, en matière de probité, nul ne ressemblait autant à<br />

Socrate que le chancelier de l’Échiquier. Néanmoins, malgré<br />

toutes ces vertus et ces compétences, aucun des plans des<br />

ministres pour vaincre les Français n’aboutissait, et même leur<br />

intelligence était la cible des critiques. Les gentilshommes<br />

campagnards qui lisaient les discours de tel ou tel ministre dans<br />

leurs journaux maugréaient qu’assurément le bougre était<br />

intelligent. Pourtant, les gentilshommes campagnards n’étaient<br />

pas plus rassurés à cette pensée. Les gentilshommes<br />

campagnards soupçonnaient fortement que l’intelligence était<br />

plus ou moins non britannique. Un esprit brillant, nerveux,<br />

imprévisible, était avant tout le propre de l’ennemi par<br />

excellence de la Grande-Bretagne, l’empereur Napoléon<br />

Bonaparte ; les gentilshommes campagnards ne pouvaient pas<br />

approuver.<br />

Sir Walter Pole avait quarante-deux ans et était, j’ai le regret<br />

de l’avouer, tout aussi intelligent que n’importe quel autre<br />

membre du cabinet. Il s’était affronté avec la plupart des grands<br />

hommes politiques du temps. Une fois, alors qu’ils étaient tous<br />

deux complètement ivres, Richard Brinsley Sheridan l’avait<br />

même frappé à la tête avec un flacon de madère. Après coup,<br />

Sheridan avait déclaré au duc d’York :<br />

— Pole a accepté mes excuses avec l’élégance d’un<br />

gentleman. Par bonheur, il est si vilain qu’une cicatrice de plus<br />

ou de moins ne ferait pas grande différence !<br />

À mon sens, il n’était pas tellement vilain. Certes, ses traits<br />

étaient extrêmement disgracieux ; il avait une face large, à<br />

moitié aussi longue que les autres, avec un grand nez (assez<br />

pointu du bout), des yeux sombres pareils à des escarboucles, et<br />

deux petits sourcils épais comme des épinoches nageant<br />

hardiment dans une grande mer faciale. Pourtant, pris<br />

ensemble, tous ces éléments ingrats composaient une figure<br />

plutôt plaisante. Si vous aviez vu ce visage au repos (fier et un<br />

rien mélancolique), vous vous seriez imaginé qu’il devait avoir<br />

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