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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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L’ÉVOLUTION DU FANTASTIQUE DANS LES NOUVELLES D’ARAGON<br />

Revenons donc à la <strong>nouvelle</strong> pour reprendre ses caractéristiques. Outre son<br />

nombre plus ou moins réduit <strong>de</strong> pages, elle situe ses sujets dans le mon<strong>de</strong> réel,<br />

quoique cette réalité évoquée peut présenter l’irruption brusque <strong>de</strong> l’insolite. Cette<br />

apparition inespérée est rendue encore moins inexplicable à cause <strong>de</strong> la brièveté<br />

<strong>de</strong> l’ensemble du récit, l’ellipse <strong>de</strong>s détails ou l’accélération dramatique <strong>de</strong>s scènes.<br />

Incompréhensible et plein d’ambiguïté, l’insolite inquiète. Pris au dépourvu,<br />

personnages, narrateur, narrataire sentent le danger, <strong>de</strong>vinent les conséquences<br />

funestes. Quand on considère un fantastique traditionnel, on établit bien l’écart<br />

avec le féerique, univers merveilleux qui s’ajoute au mon<strong>de</strong> réel, sans détruire la<br />

cohérence : le conte <strong>de</strong> fées, les légen<strong>de</strong>s, se déroulent dans un temps éloigné,<br />

dans un mon<strong>de</strong> où l’enchantement va <strong>de</strong> soi et où la magie est d’usage. Le surnaturel<br />

est naturellement associé <strong>aux</strong> êtres et <strong>aux</strong> choses, ne brise pas leur harmonie<br />

et présente la plupart du temps un déroulement heureux. Tandis que le fantastique,<br />

après avoir introduit un élément étranger, brise la cohérence universelle,<br />

termine <strong>de</strong> façon sinistre, même si l’ordre <strong>de</strong>s choses reprend par la suite : la<br />

perception que l’on peut en avoir reste profondément troublée.<br />

C’est ainsi que, dans l’histoire <strong>de</strong> la littérature, le fantastique serait étroitement<br />

lié à une confiance extrême dans la raison pour expliquer tous les phénomènes,<br />

et dans les sciences qui considèrent le rapport direct <strong>de</strong>s causes et <strong>de</strong>s<br />

effets. Le mystère banni <strong>de</strong>s consciences, la confiance s’installe et l’ennui avec. À<br />

partir du <strong>de</strong>rnier tiers du XVIII e siècle le surnaturel revient et se renforce avec le<br />

romantisme un peu partout en Europe. Le conte et la <strong>nouvelle</strong> fantastique peuvent<br />

même être considérés comme <strong>de</strong>s genres à la mo<strong>de</strong>, avec leur thématique<br />

qui saisit <strong>de</strong> peur, montre la face obscure, inexplicable, impénétrable <strong>de</strong>s faits,<br />

l’autre côté, le côté <strong>de</strong> la Mort. Tout un répertoire d’images, <strong>de</strong> symboles ou <strong>de</strong><br />

situations se répètent, <strong>de</strong>s jeux avec le temps, <strong>de</strong>s espaces vi<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s décors lugubres,<br />

le vampirisme, les métamorphoses, les hallucinations <strong>de</strong> toutes sortes, la<br />

folie, les fantômes, les revenants, les spectres, les morts-vivants, les pactes avec le<br />

diable, la réalité qui s’estompe au profit du rêve, <strong>de</strong> l’autre côté du miroir, les<br />

reflets, les doubles, le jeu entre l’œuvre d’art et la réalité… Pourtant il n’est pas<br />

nécessaire d’utiliser ces images pour réaliser une œuvre fantastique. Il suffit, comme<br />

le souligne Todorov, <strong>de</strong> créer un climat dérangeant, même en partant d’éléments<br />

anodins <strong>de</strong> la vie quotidienne ou <strong>de</strong> modifications imperceptibles venant <strong>de</strong> l’intérieur<br />

<strong>de</strong>s personnages 2 . Il suffit donc <strong>de</strong> l’intention d’inquiéter, <strong>de</strong> bouleverser<br />

ou, comme dit encore Bau<strong>de</strong>laire, d’affirmer<br />

[…] la méchanceté naturelle <strong>de</strong> l’homme. Il y a dans l’homme [dit E.␣ Poe], une force<br />

mystérieuse dont la philosophie mo<strong>de</strong>rne ne veut pas tenir compte ; et cependant<br />

sans cette force innommée, sans ce penchant primordial, une foule d’actions humaines<br />

resteront inexpliquées, inexplicables. Ces actions n’ont d’attrait que parce qu’elles<br />

sont mauvaises, dangereuses ; elles possè<strong>de</strong>nt l’attirance du gouffre. Cette force<br />

primitive, irrésistible, est la Perversité naturelle, qui fait que l’homme est sans cesse<br />

et à la fois homici<strong>de</strong> et suici<strong>de</strong>, assassin et bourreau 3 .

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