La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

JEAN CLAUDE BOLOGNE 565
qu’il généralise ; mais, en fait, l’exemple inverse serait tout aussi convaincant.
Dans la parabole de l’ouvrier de la onzième heure, ce tard-venu recevra le même
salaire que ceux qui ont œuvré tout le jour. Il aurait très bien pu en être autrement,
et la parabole, pour les auditeurs, aurait été moins choquante et plus convaincante.
Elle ne repose donc pas sur la raison, mais sur une révélation à accepter
comme telle. Dans l’apologue type des membres et de l’estomac, une nécessité
interne soutient l’exemple : il serait aberrant de montrer un estomac subsistant
sans le secours des membres.
Ainsi doit être pour moi l’apologue. Je n’aurai bien entendu pas la prétention
des théoriciens anciens, et je ne veux pas enfermer la production passée ni future
(et surtout pas la mienne) dans une définition trop stricte. J’ai simplement tenté
d’analyser à la lumière de l’histoire cette évidence qui s’était imposée à moi quand
j’ai intitulé «␣ apologues␣ » les courts récits d’Écrit en la secrète. Or il se trouve que
ce type de récit à sens profond mais à morale ouverte est resté de tradition dans
d’autres cultures que la nôtre. Et dans la littérature française moderne, des auteurs
ont retrouvé, indépendamment les uns des autres, le goût de ces récits paradoxaux,
mais contenant une vérité d’ordre mythique, ces énigmes sans solution unique –
l’énigme est divine, écrit Frédérick Tristan, seule la réponse est humaine.
Dans une anthologie de l’apologue, au lieu des classiques fables de La Fontaine
ou de Florian, ce sont ces auteurs qu’il faudrait réunir. On y retrouverait Norge,
Hubert Haddad, Francis Dannemark, Vincent Engel, Gilbert Cesbron, Jacques Sternberg…
Aucun bien sûr n’a eu l’idée ni la conscience d’écrire des apologues, et ils
seront les premiers surpris de se retrouver dans cette liste. Mais au fil de leurs
œuvres, tel texte nous ouvre soudain sur une autre dimension, sur une autre
logique, tout en gardant la forme de la narration courte. C’est cela que j’aurais
envie d’appeler apologue aujourd’hui, ces petites fables en prose sans moralité,
mais avec un sens, dans l’acception forte qu’on donnait au mot au Moyen Âge,
qui nous posent indéfiniment une question sur l’homme et sur le monde, en
réveillant en nous-mêmes les éléments épars de la réponse.
Jean Claude BOLOGNE