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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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ÉCRIRE À LA LIMITE␣ : LE RÉCIT MUTILÉ D’AGOTA KRISTOF<br />

que du protagoniste duel Lucas, Lug, «␣ la Résurrection␣ » en hébreu.<br />

Mais témoigner <strong>de</strong> la nature d’un langage traître est en soi création langagière,<br />

ce qu’a réalisé Agota Kristof. Celle-ci va alors s’arrêter juste avant la révélation<br />

ultime, jouant avec la plaie, pour pouvoir continuer <strong>de</strong> souffrir à avoir à la cacher<br />

; d’où la présence du jumeau survivant, dont le seul but est d’écrire et réécrire<br />

«␣ la chose␣ ». Cette lancinante interrogation sur l’écriture qui mène à la douleur<br />

est reflétée dans la manière douloureuse, difficile, avec laquelle l’auteure<br />

écrit. Au-<strong>de</strong>là d’une auto-imposition <strong>de</strong> la <strong>langue</strong> <strong>de</strong> l’exil, pour mieux dire et<br />

ainsi mieux ensevelir la souffrance génératrice d’écriture, Agota Kristof va ne<br />

pouvoir faire face à ses monstres que par le biais d’une écriture brisée, automatique,<br />

<strong>de</strong> jets <strong>de</strong> <strong>nouvelle</strong>, qu’elle transformera en un travail <strong>de</strong> plus longue haleine<br />

que sont ces trois livres dont le sens ne s’élabore qu’à partir <strong>de</strong> tous les non-dits.<br />

D’une mutilation auctoriale linguistique à une mutilation narratoriale, nous en<br />

sommes arrivés à une mutilation stylistique s’évertuant à conter les horreurs d’une<br />

famille mutilée. C’est au lecteur <strong>de</strong> prendre le relais, et c’est à lui qu’il appartient<br />

<strong>de</strong> découvrir ces dons <strong>de</strong> Pandora. Pour toutes ces raisons, Agota Kristof écrira à la<br />

limite <strong>de</strong>s genres, mutilera son récit, s’auto-mutilant <strong>de</strong> ce fait, pour avoir à constamment<br />

redire sa souffrance, entraînant le lecteur avec elle dans le gouffre <strong>de</strong><br />

récits monstrueux.<br />

«␣ Aussi triste qu’un livre puisse être, il ne peut jamais être aussi triste que la<br />

vie␣ », nous dit froi<strong>de</strong>ment Agota Kristof, réalisant les limites d’une aventure qu’elle<br />

se doit d’entreprendre. Si Shéhéraza<strong>de</strong> doit raconter <strong>de</strong>s histoires pour survivre,<br />

Agota Kristof se voit condamnée à désécrire pour mieux agoniser. Travailler la<br />

brièveté en mutilant son propre moyen d’expression lui permet d’atteindre à une<br />

écriture littéralement déplacée (scandaleuse et exilée) et minée (dangereuse et<br />

lancinante) pour se débattre dans les miasmes <strong>de</strong> l’ambiguïté d’où ne peut que<br />

surgir le monstrueux, béance sur le néant.<br />

Agota Kristof se place ainsi dans la lignée <strong>de</strong>s écrivains <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> notre siècle<br />

qui vont jusqu’<strong>aux</strong> limites <strong>de</strong> la brièveté, <strong>de</strong> la con<strong>de</strong>nsation et <strong>de</strong> la <strong>nouvelle</strong>,<br />

travaillant un matériau littéraire difforme ou anamorphique, jonglant avec ses<br />

variantes multiples. Elle peut alors douloureusement écrire le langage enfin possible<br />

<strong>de</strong> l’a-subjectivité ou <strong>de</strong> la non-objectivité, et propose en fait une sublimation<br />

du monstrueux. C’est ainsi qu’elle se substitue <strong>aux</strong> fonctions qu’accomplissait<br />

jadis le sacré. Mais il s’agit d’une sublimation brève, sans sacre. Déchue.<br />

Jean-Philippe IMBERT<br />

Dublin City University

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