La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

ALEXANDRE GEFEN 527
Mais des appels à la finalité d’élucidation biographique peuvent valoir compensation
à une rigueur temporelle assouplie : telle prolepse, tel flash-back dont
la finalité se veut éclairante, au motif du juste accomplissement du devoir biographique,
compense le détour de la fiction qu’il engendre. Le récit mimétique, calque
linéaire d’une existence linéaire, notice nécrologique, procès retraçant l’existence
sans la mettre en scène, ne peut être qu’une spéculation théorique et un
modèle asymptotique, a fortiori en matière de récit bref. L’horizon d’attente biographique,
ce désir de lecteur de s’approprier l’alpha et l’oméga d’une vie irréductible
à la simple attente de la chute d’une histoire, est excité par une somme
d’éléments dont la structure du récit n’est que le mur porteur.
En témoignent d’autres formes, apparues avec la modernité, de transcription
du biographique dans le récit, qui signalent et transgressent ces modalités traditionnelles,
de même que les formes contemporaines de nouvelles mettront en
pièces les canons et limites du genre : le récit à base de «␣ biographèmes␣ », ces
bribes de temps 50 empilées en désordre, la biographie indirecte 51 , ou encore les
formes, encore à réunir, des «␣ nouvelles du biographique␣ » telles que les pratique
par exemple P.␣ Mertens. Parce que le récit de vie est riche ni plus ni moins de
l’histoire de la représentation du temps, il compose avec la nouvelle une pluralité
inextinguible de formules narratives autour d’une invariante libido.
Comme peu d’autres genres littéraires, les nouvelles biographiques respectent
néanmoins une catégorisation thématique stéréotypée : la nouvelle exploite les
subdivisions socio-historiques traditionnelles de la biographie, dont la prégnance
vient contraster avec la latitude formelle du récit. On écrit des vies d’hommes
illustres, vies de saints (B. Cendrars), de héros (J. Roubaud), de grands hommes
(Y. Gaillard), des vies d’artistes, peintres (P. Michon), poètes (tous), musiciens (P.
Quignard), voire de scientifiques (G. Macé), de critiques littéraires (P. Mauriès), et
enfin ce que l’on peut nommer, suivant M.␣ Foucault, des «␣ vies d’hommes infâmes␣
», vies de gueux (P. Michon), de criminels (M. Schwob), voire d’anonymes
(E. Dabit). Ces trois ordres et niveaux de style sont autant de seuils avec lesquels
l’écrivain joue : il s’agira de prodiguer damnation ou rédemption, de rendre maître
le serviteur ou de renvoyer l’illustre aux contingences de sa matérialité. En
quatrième de couverture de la collection de «␣ Vies parallèles␣ » qu’il avait créée
chez Gallimard, M.␣ Foucault spécifie ainsi :
Les Anciens aimaient à mettre en parallèle les vies des hommes illustres […]. Les
parallèles, je sais, sont faits pour se rejoindre à l’infini. Imaginons-en d’autres qui,
indéfiniment, divergent […]. Souvent, elles n’ont eu d’autre écho que celui de leur
condamnation. Il faudrait le saisir dans la force du mouvement qui les sépare ; il
faudrait retrouver le sillage instantané et éclatant qu’elles ont laissé lorsqu’elles se
sont précipitées vers une obscurité «␣ où ça ne se raconte plus␣ » et où toute renommée
est perdue 52 .
Le caractère biographique apparaît ainsi moins comme une norme aisément
définissable, que comme un horizon d’attente, une modalité composite (générique,
thématique, narrative et méta-narrative) et spécifique du récit en nouvelle.