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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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LA NOTION DE FRAGMENT DANS LA FRESQUE ET LA NOUVELLE<br />

la monture serait peut-être inutile. Et l’homme parfois s’en mêle : le fragment<br />

n’est plus acci<strong>de</strong>nt du sort mais choix délibéré, qui irradie le sens. Les aphorismes<br />

<strong>de</strong> Nietzsche répon<strong>de</strong>nt par leur force rapi<strong>de</strong> à son désir d’une philosophie «␣ à<br />

coups <strong>de</strong> marteau␣ », en tout cas déroutante.<br />

Plus troublante encore la conjonction du choix et du <strong>de</strong>stin qui érige parfois<br />

l’œuvre sur un pié<strong>de</strong>stal <strong>de</strong> mystère et <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur… qu’elle n’avait peut-être<br />

même pas. Que n’a-t-on dit sur l’ambiguïté <strong>de</strong>s fragments d’Héraclite ; ce qui<br />

reste est tellement <strong>de</strong>nse, multiple dans son sens, qu’il ne cesse <strong>de</strong> provoquer<br />

notre imagination : et si les clés avaient été données dans ce qui a été perdu ? ou<br />

encore : l’énigme n’était-elle pas plus profon<strong>de</strong> ? Ainsi brille la pensée 55 <strong>de</strong> son<br />

obscur éclat : «␣ Nous entrons et n’entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes<br />

et ne sommes pas␣ ».<br />

Par une double grâce, le fragment exacerbe la rareté <strong>de</strong> son contenu, le rend<br />

précieux comme un coffre échappé d’un naufrage et projette sur le patrimoine<br />

englouti une gloire que, remonté à la surface, il n’aurait peut-être pas recueillie.<br />

Le fragment crée ainsi le postulat <strong>de</strong> la double valeur : <strong>de</strong> ce qui est ; <strong>de</strong> ce qui<br />

n’est pas ou n’est plus.<br />

Précieux, le fragment, resserré sur lui-même, étreint son sens dans l’étroitesse<br />

<strong>de</strong> sa forme, que la lecture déploie et interprète comme un message ou un appel.<br />

L’épigramme, genre parfait <strong>de</strong> la brièveté, ne serait-elle pas la métaphore même<br />

du fragment qui rassemble en <strong>de</strong>ux vers l’immensité du mon<strong>de</strong> ?<br />

«␣ <strong>La</strong> terre, c’est le printemps qui la rend belle, avec ses arbres par milliers, pour<br />

le ciel ce sont les étoiles␣ » écrit Cratès <strong>de</strong> Thèbes : brève esquisse, <strong>aux</strong> antipo<strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong> l’épopée et <strong>de</strong> son cortège <strong>de</strong> héros <strong>aux</strong> nobles sentiments.<br />

Le fragment serait aussi ce miroir qui reforme la part <strong>de</strong> reflet absente. De<br />

l’épigramme à l’épitaphe, le fragment exprime notre bref <strong>de</strong>venir, nous invite,<br />

par l’imaginaire, à le reconstruire sans cesse : «␣ Ce qui m’appartient, c’est ce que<br />

j’ai appris, médité, et les joies connues <strong>de</strong>s Muses. Le reste – la fortune et les biens<br />

– est parti en fumée␣ ». C’est encore Cratès, le philosophe cynique, qui s’adresse à<br />

nous.<br />

Une première affirmation permet alors <strong>de</strong> dire que le fragment est tantôt <strong>de</strong>stin<br />

d’une œuvre que les hasards du temps morcellent, tantôt choix <strong>de</strong> l’auteur<br />

pour une brièveté percutante, parfois même les <strong>de</strong>ux quand l’œuvre ancienne,<br />

tronquée, offre l’éclat d’une formule intense. Dans tous les cas, émergence d’un<br />

passé – ou d’un inconnu – que saisit et recompose sans cesse l’imaginaire du<br />

lecteur. Lorsque m’a été donné le choix d’une pério<strong>de</strong> pour cette courte intervention,<br />

j’ai dit «␣ diachronique␣ » ; au fond, le terme exact serait «␣ antico-contemporain␣<br />

» tant m’y pousse l’envie <strong>de</strong> rapprocher les fresques romaines et les<br />

<strong>nouvelle</strong>s <strong>de</strong> notre siècle.<br />

Loin <strong>de</strong> moi la prétention <strong>de</strong> percer l’énigme <strong>de</strong>s regards arrêtés sur ces visages<br />

romains – le plus souvent <strong>de</strong> femmes ou <strong>de</strong> jeunes hommes. Je tenterai la piste,<br />

très séduisante, que propose Pascal Quignard dans son beau livre noir Le sexe et

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