La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

MARY GALLAGHER 449
nant dans les configurations traditionnelles de notre oralité 24 ␣ ». C’est-à-dire que
les partisans de la créolité préconisent à travers le croisement de l’écrit et de l’oral,
à travers ce jeu sur les limites de chacun des deux modes, un certain équilibre
entre la tradition et la modernité. Ils ne prônent en rien ni la suprématie de l’oral
et de la tradition ni la démission devant l’écriture et la modernité, mais bien
plutôt un fécond équilibre entre les deux. Ce n’est donc pas un hasard que pour
les tenants de la créolité, l’écrivain soit un «␣ Marqueur de paroles␣ », autrement
dit, celui qui porte la parole à l’écriture, ni qu’il prenne en tant que tel la relève
du conteur, menacé pour sa part d’extinction. De même, on ne s’étonnera pas de
constater que le mouvement de la créolité se présente à la fois comme le gardien
d’une culture traditionnelle et comme l’annonciateur de l’avenir culturel du
monde dans son entier : «␣ Le monde va en état de créolité […] De plus en plus
émergera une nouvelle humanité qui aura les caractéristiques de notre humanité
créole : toute la complexité de la Créolité 25 ␣ ». L’enjeu de cette redéfinition de
l’écriture est double : certes, il s’agit d’une tentative de retrouver la continuité
avec le passé, avec la tradition. Ainsi, dans l’essai critique qu’il fait paraître dans
Écrire la «␣ parole de nuit␣ », un essai intitulé «␣ Que faire de la parole ?␣ », et portant
le sous-titre «␣ Dans la tracée mystérieuse de l’oral à l’écrit␣ », Patrick Chamoiseau
soutient que, du fait que l’écriture antillaise est née d’une rupture avec l’oral, elle
est affectée d’une «␣ impuissance à toucher l’authentique, et à faire de la littérature
un des lieux d’expression de notre âme collective 26 ␣ ». Il souligne donc «␣ la
nécessité d’assumer la continuité entre l’oralité créole et notre écriture créole,
entre le conteur créole et l’écrivain 27 ␣ ». Et c’est dans cette perspective qu’il reprend
à son compte le terme d’oraliture, c’est à-dire une «␣ production orale qui se
distinguerait de la parole ordinaire par sa dimension esthétique 28 ␣ ». Toutefois, les
auteurs d’Éloge de la créolité affirment que
prendre le relais de la tradition orale ne doit pas s’envisager sur un mode passéiste de
nostalgique stagnation, de virées en arrière. Y retourner, oui, pour d’abord rétablir
cette continuité culturelle (associée à la continuité historique restaurée) sans laquelle
l’identité collective a du mal à s’affirmer […]. Y retourner, tout simplement, afin
d’investir l’expression primordiale de notre génie populaire ? 29
Aussi sera-t-il question pour les auteurs créoles de créer ou de consolider en
même temps qu’une certaine continuité avec la spécificité d’un passé partagé,
une identité collective en quelque sorte prophétique et exemplaire.
Il est certain que le fait de faire ainsi du jeu entre l’art du conteur et l’art du
nouvelliste l’écho, voire le lieu même de ces deux autres démarches de croisement
que sont, d’une part, la relation entre une vision de la spécificité culturelle
antillaise et son actualisation sur le plan littéraire ou esthétique et, d’autre part,
le croisement entre l’oral et l’écrit, entre la tradition et la modernité, c’est multiplier
les effets d’intersection qui distinguent la littérature antillaise contempo-