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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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JEAN-PAUL DUFIET 381<br />

dépossédé. L’écriture <strong>de</strong> Duras n’est pas faite pour dénoncer <strong>de</strong> l’extérieur une<br />

aliénation <strong>de</strong>s personnages, même quand ceux-ci s’expriment dans l’aliénation<br />

<strong>de</strong>s stéréotypes soci<strong>aux</strong> 35 . Si c’est dans sa banalité que rési<strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité authentique<br />

et digne, il convient que le personnage libère sa parole sans intermédiaire.<br />

Cette théâtralité <strong>de</strong> la parole, sa mise en scène textuelle, est la nature du projet<br />

littéraire <strong>de</strong> Duras. L’acte <strong>de</strong> parole dans la <strong>nouvelle</strong> est ici i<strong>de</strong>ntique à l’acte <strong>de</strong><br />

parole du texte dramatique.<br />

«␣ Des journées entières dans les arbres␣ » est aussi une <strong>nouvelle</strong> à la troisième<br />

personne. Dans cette <strong>nouvelle</strong> la distinction narration/dialogue est soumise à<br />

une tension ; comme si la narration subissait la pression permanente du dialogue<br />

et <strong>de</strong>s personnages (la mère, le fils et sa maîtresse). Ainsi, alors que le fils vient <strong>de</strong><br />

retrouver sa mère terriblement vieillie à l’aéroport, la pensée-image apparaît dans<br />

la narration : «␣ <strong>de</strong>s hommes libres <strong>aux</strong> mères lointaines ou décédées marchaient<br />

sur les trottoirs 36 ␣ » ; le langage du narrateur est envahi par les pensées du fils.<br />

Chaque personnage tend à occuper l’espace <strong>de</strong> la narration pour informer l’histoire<br />

à partir <strong>de</strong> son point <strong>de</strong> vue. Si l’expression <strong>de</strong>s sujets conteste la narration<br />

c’est parce que pour Duras il s’agit moins <strong>de</strong> représenter une aventure et <strong>de</strong>s<br />

événements que <strong>de</strong> dévoiler la parole <strong>de</strong> trois individus autour <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong><br />

l’amour, <strong>de</strong> la possession et <strong>de</strong> l’inceste latent. Les personnages tentent <strong>de</strong> saisir<br />

ou <strong>de</strong> contourner les mots qui éclaiciraient la vérité <strong>de</strong> leur être et <strong>de</strong> leurs rapports.<br />

C’est là l’essentiel <strong>de</strong> l’action dans la <strong>nouvelle</strong>, et l’écriture porte l’effort –<br />

c’est-à-dire la souffrance, les erreurs, et les mensonges – <strong>de</strong> ce dévoilement. Remarquons<br />

à quel point les circonstances <strong>de</strong> l’intrigue sont indifférentes à cette<br />

problématique <strong>de</strong> la parole chez M.␣ Duras, puisque dans «␣ Le square␣ » nous assistons<br />

à une première rencontre entre <strong>de</strong>ux inconnus, alors que dans «␣ Des journées<br />

entières dans les arbres␣ », c’est le passé enfoui <strong>de</strong> toute une vie qui remonte<br />

au bord du langage. Quitte à ce que la parole ne puisse s’entrouvrir entre le fils et<br />

la mère que dans un lieu totalement incongru : une boîte <strong>de</strong> nuit dans laquelle le<br />

fils joue les gigolos pour dames seules. Certes l’effort <strong>de</strong> parole s’accompagne<br />

d’une impossibilité à dire, d’un non-dit que la <strong>nouvelle</strong> laisse pressentir par le jeu<br />

<strong>de</strong>s silences ou <strong>de</strong>s interventions du narrateur. Mais cela ne constitue pas une<br />

différence <strong>de</strong> nature entre les <strong>de</strong>ux textes : la pièce, hors <strong>de</strong> tout encadrement<br />

narratif, n’est qu’un élargissement <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> parole déjà présent dans la <strong>nouvelle</strong>.<br />

En effet la narration ne donne aucune existence littéraire véritable <strong>aux</strong><br />

personnages. Le narrateur durassien est d’abord oreille et écoute. De sorte que les<br />

personnages se définissent essentiellement les uns par rapport <strong>aux</strong> autres, par<br />

leurs réactions, leur interlocution réciproque ; leurs échanges constituent leur<br />

portrait. Mais le dialogue d’un personnage avec autrui n’est en fait que son dialogue<br />

avec lui-même, au point que la parole est fréquemment autonome et détachable<br />

<strong>de</strong> la narration, repliée sur le sujet individuel et sa vie privée, tout à fait<br />

impropre 37 à porter le mon<strong>de</strong> extérieur.

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