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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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216<br />

L’ÉVOLUTION DU FANTASTIQUE DANS LES NOUVELLES D’ARAGON<br />

Ce «␣ certain fantastique␣ », qu’il ne faut pas non plus traduire par un simple<br />

excès d’imagination, serait-il cette «␣ façon <strong>de</strong> voir, <strong>de</strong> sentir, d’imaginer␣ » dont<br />

parle Franz Hellens dans son livre Le fantastique réel, ou plutôt cet état d’esprit<br />

que les surréalistes appelaient, au début <strong>de</strong> leurs démarches, «␣ le mouvement<br />

flou␣ » ? Sentiment d’imprécision, d’indéfinition qui <strong>de</strong>vait chercher encore une<br />

forme, une esthétique pour s’exprimer.<br />

En relisant la préface datée <strong>de</strong> 1924, le lecteur peut ressentir la violence <strong>de</strong> la<br />

provocation <strong>de</strong>s jeunes surréalistes décidés à rompre avec tous ceux qui étaient<br />

censés ajouter <strong>de</strong>s bornes à la pensée, fixer <strong>de</strong>s normes <strong>de</strong> conduite, légiférer. Se<br />

dresser contre tous les carcans qui prétendaient prêter un air <strong>de</strong> cohérence au<br />

spectacle inexplicable et injustifiable du mon<strong>de</strong>. Si Breton allait dorénavant chercher<br />

«␣ l’homme nouveau␣ », Aragon, se plaçant plutôt du côté «␣ <strong>de</strong> l’amateur d’ombres␣<br />

» préférait donner sa propre interprétation <strong>de</strong>s théories oniriques et automatiques<br />

du groupe, et se manifester comme «␣ un tenant du désordre dans la tradition<br />

d’être contre la tradition␣ ». En effet, la première impression que le lecteur<br />

gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> la lecture du Libertinage est précisément celle <strong>de</strong> la variété <strong>de</strong> la composition,<br />

qui débouche littéralement sur le désordre ou la liberté <strong>de</strong> penser et d’écrire,<br />

vive manifestation du goût du néant auquel aboutissent personnages et auteur,<br />

toujours en quête <strong>de</strong> l’amour et du désir.<br />

Hormis le premier récit, «␣ Quelle âme divine␣ », écrit en pleine enfance, <strong>de</strong> l’aveu<br />

<strong>de</strong> l’auteur, tous les autres récits <strong>de</strong> natures très diverses (<strong>de</strong>s scènes dialoguées,<br />

<strong>de</strong>s extraits automatiques, <strong>de</strong>s bribes d’histoires, du monologue intérieur…) empêchent<br />

le lecteur d’accomplir la simple lecture d’une histoire quelconque, si<br />

banale fût-elle ; nous sommes <strong>de</strong>vant la transcription <strong>de</strong> sentiments différents<br />

<strong>aux</strong>quels il ne faut absolument pas essayer <strong>de</strong> trouver une explication logique ou<br />

une progression cohérente. L’agencement du récit obéit à d’autres stratagèmes<br />

que nous découvrirons progressivement : déjà Alci<strong>de</strong> ou De l’esthétique du saugrenu,<br />

écrit en 1917 et publié sous pseudonyme (Pierre Cèpe), renferme l’idéal <strong>de</strong><br />

beauté mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> l’auteur :<br />

L’inattendu est à la base <strong>de</strong> toute émotion esthétique […]. Trop longtemps on a<br />

ramené l’esthétique à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s proportions et <strong>de</strong>s rapports. Nous sommes las <strong>de</strong>s<br />

équations que nous savons résoudre ; pour nous plaire il faut nous surprendre […].<br />

<strong>La</strong> Samaritaine est assez l’exemple <strong>de</strong> la beauté mo<strong>de</strong>rne : admirablement harmonisée<br />

au quartier qu’elle décore, elle est adaptée exactement à ses fonctions. Avant <strong>de</strong><br />

songer à faire œuvre d’art, l’architecte a bâti une bonne charpente <strong>de</strong> soli<strong>de</strong>s poutres<br />

<strong>de</strong> fer qui se coupent à angle droit. Mais ce qui charme en elle, c’est le saugrenu <strong>de</strong> la<br />

décoration (ce mot n’est pas péjoratif) ; elle n’est le temple ni <strong>de</strong> la raison, ni <strong>de</strong> l’art,<br />

ni <strong>de</strong> la science, ni <strong>de</strong> la religion, ni <strong>de</strong> l’amour, agréables mais irréelles chimères ;<br />

elle est seulement le palais féerique où <strong>de</strong>s <strong>de</strong>moiselles poudre-<strong>de</strong>-rizées mesurent<br />

avec <strong>de</strong>s gestes inharmonieux <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> pauvres étoffes et offrent tout le jour <strong>aux</strong><br />

chalands venus par les ascenseurs <strong>de</strong>s boutons <strong>de</strong> manchettes ou <strong>de</strong>s lampes électriques<br />

[…]. Certes, si le tombeau <strong>de</strong> Muasole, classique, immense et pur évoquait<br />

invinciblement la fragilité <strong>de</strong> la vie humaine, la Samaritaine en manifeste toute l’exaltante<br />

médiocrité 8 .

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