La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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THÉORIES
NOUVELLE, BIOGRAPHIE : TAMQUAM TABULAM NAUFRAGII
On l’a perçu : les formes de nouvelles biographiques sont plus que l’empreinte
fossilisée d’un genre survivant et inassimilable. En quoi sommes-nous pour autant
autorisés à les constituer en propre comme des nouvelles ? Et, dans cette hypothèse,
ces vies modernes notifient-elles l’une des voies narratives du genre, comme
le suggère entre autres M.␣ Viegnes 53 , ou forment-elles seulement une variété inaccoutumée
de la nouvelle anecdote, nantie de règles dérogatoires ? La question est
ici de la compatibilité du récit biographique et des contraintes génériques propres
à la nouvelle, telle qu’elle est par exemple posée par P.␣ Michon :
Je n’aime pas le mot nouvelle : j’ai l’impression qu’il est devenu chez les contemporains
la revendication agressive de textes relevant de valeurs non littéraires : le naturel,
la spontanéité, la quotidienneté, un pessimisme affecté. C’est trop souvent la
justification et comme le label de l’insignifiance. Ou encore, et non moins insignifiant,
c’est un jeu codé de règles un peu sottes (la chute, etc.) et beaucoup trop souples
pour donner ces produits parfaits des hautes contraintes […]. Quoi qu’il en soit, la
nouvelle fait porter l’accent sur le fragmentaire, le discontinu, le choix et l’exhaustion
d’un gros plan – ce qu’on appelait jadis une «␣ tranche de vie␣ ». Et cette brièveté-là
n’est pas la mienne : ce que je veux prendre en compte […] dans le récit bref, c’est la
longue durée, une totalité qui va de la naissance à la mort 54 .
Sans prendre parti dans des querelles de définition, remarquons que le genre
apparaît nommément dans deux des trois critériologies récentes signalées comme
représentatives par A.␣ K. Varga 55 : la définition compréhensive de G.␣ Prince 56
l’adopte aisément, tandis que M.␣ Viegnes en fait une sous-catégorie de la nouvelle,
citant en exemple «␣ Le renégat ou L’esprit confus␣ » (L’exil et le royaume) d’A.
Camus. Les essais théoriques de D.␣ Grojnowski ou K.␣ Lubbers lui réservent également
une place. Un tel rattachement impose pourtant de lever – ou de reconnaître
– plusieurs paradoxes : ceux de la durée, de la complexité et de la nouveauté.
Récuser l’aptitude de la nouvelle à raconter des événements situés dans la longue
durée est une position théorique désormais intenable. La durée de la diégèse
ne peut plus être confondue avec la longueur du récit 57 : à «␣ l’art de l’instant␣ », les
critiques contemporains ont substitué la notion d’art de la crise (T. Ozwald 58 ) ou
de «␣ récit à élément unique␣ » : le récit bref n’aurait ni la vocation ni la capacité
narrative à gérer (introduire, développer, faire aboutir) une histoire complexe.
M.-L. Pratt 59 remet ainsi en question l’allégation traditionnelle : «␣ le roman raconte
une vie, la nouvelle un fragment de vie␣ », pour en montrer la faible valeur
heuristique mais la forte signification historique – contrepartie elle-même discutable
–, à l’aide d’exemples contradictoires du roman d’un instant (Mrs. Dalloway
de V.␣ Woolf) et de la nouvelle d’une vie («␣ The short happy life of Francis
Macomber␣ ») d’E. Hemingway. Similairement, G.␣ Prince distingue incapacité à
«␣ montrer␣ » (to show) mais aptitude à dire (to tell) la durée et la complexité 60 .