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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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JEAN-PIERRE BLIN 361<br />

d’une <strong>de</strong>s Vies minuscules <strong>de</strong> Pierre Michon, ou d’un «␣ tropisme␣ » <strong>de</strong> Nathalie<br />

Sarraute, je suis sensible à l’irruption d’une voix bouleversée et bouleversante,<br />

mais il appert que ces textes brefs valent surtout par leur magnétisme, par l’étendue<br />

<strong>de</strong> leur champ affectif, l’ampleur et la diversité <strong>de</strong> leurs réverbérations. «␣ Le<br />

grand silence qui règne autour <strong>de</strong>s choses␣ », dont parle Rainer Maria Rilke, est un<br />

silence comblé qui régénère la présence du visage sur le point d’être oublié afin<br />

qu’une part <strong>de</strong> notre être, la plus contemplative, communique, par la qualité<br />

acoustique d’une voix, avec le vécu d’un personnage qui, malgré la fugacité <strong>de</strong><br />

son apparition, a su laisser l’empreinte émotionnelle <strong>de</strong> sa présence. <strong>La</strong> beauté du<br />

texte ne tient plus alors, dans une optique kantienne, à la beauté <strong>de</strong> l’objet –<br />

j’entends la <strong>nouvelle</strong> elle-même – mais à la rencontre, voire la confusion, du<br />

sujet et <strong>de</strong> l’objet, à l’expansion, en notre for intérieur, <strong>de</strong> ces on<strong>de</strong>s musicales<br />

que savent si bien faire retentir Katherine Mansfield au début du xx e siècle, et,<br />

plus près <strong>de</strong> nous, Catherine Lepront ou Noëlle Chatelet. Tandis que le romancier<br />

– traditionaliste ou novateur –, Yourcenar ou Perec, impose la compacité<br />

d’un texte volontiers didactique, le nouvelliste s’attache bien davantage à cette<br />

transcendance qui, pour n’être pas spatio-temporelle, fon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s affinités électives<br />

et une authentique communauté spirituelle avec ce frère en détresse que nous<br />

avons côtoyé, transcendance immanente, en réalité, au lecteur en personne 10 .<br />

Mais cette réverbération est tributaire d’un récit que le nouvelliste a conçu<br />

non comme une aire close illuminée <strong>de</strong> trop aveuglantes lumières, mais comme<br />

«␣ une terre arable du songe␣ ». Elle dépend aussi <strong>de</strong> la faculté du lecteur (ce serait<br />

vrai <strong>de</strong> la musique, du poème), d’entrer en silence, <strong>de</strong> faire vœu <strong>de</strong> silence. Alors,<br />

une fois tu le tintamarre <strong>de</strong>s voix futiles, il advient que le texte meure sans mourir,<br />

et que le présent atteigne ce point magique qui confine à une éternité provisoire.<br />

Si je lis, à la fin <strong>de</strong> la <strong>nouvelle</strong> <strong>de</strong> Boulanger, «␣ Au milieu <strong>de</strong> l’été␣ », histoire<br />

d’une femme seule qui fête pour elle-même son cinquantième anniversaire : «␣ <strong>La</strong><br />

rue était vi<strong>de</strong> et faisait le tour <strong>de</strong> la terre␣ », je suis allé bien plus loin que la lecture<br />

d’un texte parmi d’autres du Chemin <strong>de</strong>s caracoles : j’ai accueilli un autre en moi<br />

parce qu’un flux <strong>de</strong> silence a su me l’apporter et que je suis arrivé à ce qu’Élizabeth<br />

Sombart appelle «␣ un état <strong>de</strong> non-<strong>de</strong>ux… expérience subjective où l’on retrouve<br />

le grand silence qui surgit <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’être 11 ␣ ». Désertons-nous une <strong>nouvelle</strong>,<br />

c’est pour être habités par elle. Ne la consommons pas, mais laissons-la se<br />

consumer en nous, telle ces bougies qui per<strong>de</strong>nt peu à peu leur substance pour<br />

éclairer l’obscurité <strong>de</strong>s chapelles.<br />

Il en résulte une autre approche <strong>de</strong> la lecture et une <strong>nouvelle</strong> conception du<br />

recueil. Que le nouvelliste doive tendre à la vitesse, à l’économie <strong>de</strong>s moyens, à<br />

l’intensité <strong>de</strong>s effets, nul ne le niera. Mais le lecteur averti ne doit-il pas être un<br />

«␣ lent␣ », un flâneur <strong>de</strong> la littérature, un passant capable <strong>de</strong> musar<strong>de</strong>r en chemin<br />

pour cultiver un art suprême <strong>de</strong> la disponibilité ? On «␣ dévore␣ » un roman, fût-il<br />

le plus <strong>de</strong>nse et le plus long, mais pas plus qu’on ne «␣ dévore␣ » un livre <strong>de</strong> poèmes,<br />

on ne saurait, selon le titre <strong>de</strong> Christian Bobin, ignorer «␣ cette part man-

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