La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

GAËTAN BRULOTTE 543
roman (il y a de nombreux exemples de ce cas) ; l’horizon d’attente lié au contexte
socio-culturel des œuvres influe sur les contours génériques : ce qu’on appelait
nouvelle au temps de Boccace ou de La princesse de Clèves n’a pas le même
sens aujourd’hui, de sorte qu’en survivant à son contexte d’origine, la nouvelle
s’est enrichie de toutes sortes de réinterprétations historiques. Non seulement
chaque culture, mais aussi chaque auteur lui donne une inflexion propre, d’où
l’utilité des différenciations génériques par nations ou par auteurs : nul doute
que la nouvelle cortazarienne se distingue de la nouvelle à la Saumont, à la Hemingway
ou à la Barthelme. Cette différenciation n’a pas de limites, au point
qu’une nouvelle puisse en arriver à être unique en son genre.
Comme les auteurs s’évertuent à créer des œuvres originales, leurs nouvelles
peuvent aller jusqu’à s’écarter de la norme générique, si norme il y a : c’est même
un critère des œuvres fortes que de bousculer les règles des genres quitte à se
retrouver dans l’inclassable, à briser l’horizon d’attente et à rencontrer l’incompréhension
des contemporains. De toute façon, les modifications internes font
partie de la vie des genres. Même si l’on parvenait à circonscrire l’identité des
composantes de la nouvelle comme genre, cela ne garantirait pas du tout son
identité dans le temps, parce qu’elle varie selon les contextes historiques, les cultures,
les auteurs. Comme d’ailleurs il n’y a jamais deux nouvelles rigoureusement
identiques, il peut être tout compte fait superflu de chercher à définir trop
précisément un genre aussi mouvant, aussi vivant. Pourquoi finalement vouloir
à tout prix l’enfermer dans une boîte ? Pourquoi ne laisserions-nous pas les frontières
du genre comme elles sont, en l’état, c’est-à-dire floues, ouvertes, perméables
à l’hybridation, pour le plus grand déroutement de la critique, mais aussi
pour la plus grande joie des lecteurs ?
BIBLIOGRAPHIE
Gaëtan BRULOTTE
University of South Florida, Tampa
ÉTUDES
John AUSTIN, Quand dire, c’est faire. Paris : Seuil, 1970.
Shoshana FELMAN, Le scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin ou La séduction en deux langues. Paris :
Seuil, 1980.
Daniel VANDERVEKEN, Les actes de discours. Essai de philosophie du langage et de l’esprit sur la signification
des énonciations. Liège-Bruxelles : Mardaga, 1988.
Daniel VANDERVEKEN, Meaning and Speech Acts. Cambridge (Angleterre), New York : Cambridge U.␣ Press,
1990-91, 2 vol.
RECUEILS DE NOUVELLES
Gaëtan BRULOTTE, Le surveillant. 3e édition revue et corrigée. Montréal : Bibliothèque québécoise, 1995.
Gaëtan BRULOTTE, Ce qui nous tient. Montréal : Leméac, 1988.