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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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ÉCRIRE À LA LIMITE␣ : LE RÉCIT MUTILÉ D’AGOTA KRISTOF<br />

restent neutres, sans orientation, et ne visent à aucune fermeture, mais plutôt à<br />

une pause. De plus, une <strong>de</strong>s caractéristiques du récit est que la voix narratrice<br />

reste aussi transparente, aussi immatérielle que possible, afin <strong>de</strong> formuler un discours<br />

qui laisse un champ d’action imaginaire totalement ouvert. Et c’est le cas<br />

<strong>de</strong>s divers récits d’Agota Kristof, qui vont effectivement se dérouler mécaniquement,<br />

tranquillement, horriblement.<br />

L’évolution <strong>de</strong> la formalisation <strong>de</strong>s architectures internes <strong>aux</strong> trois livres dénonce<br />

le fait que l’auteure, tout en rentrant dans un processus d’esthétisation <strong>de</strong><br />

plus en plus fort, se refuse à pénétrer dans quelque catégorie générique, par manque<br />

tout autant que par nécessité. Le grand cahier est composé <strong>de</strong> soixante-<strong>de</strong>ux<br />

micro-récits – le terme <strong>de</strong> saynètes ayant un côté trop désuet et trop théâtral pour<br />

ce genre <strong>de</strong> production – qui s’ouvrent et se closent selon un rythme soutenu.<br />

Ces micro-récits ont chacun un titre, sont pratiquement autonomes, dans le sens<br />

où ils correspon<strong>de</strong>nt à une unité événementielle, et suivent une séquence temporelle<br />

chronologique décrivant l’arrivée et l’installation <strong>de</strong>s jume<strong>aux</strong> chez leur<br />

grand-mère. <strong>La</strong> preuve est organisé en huit parties, reliées <strong>aux</strong> huit éléments-clefs<br />

qui font avancer l’histoire, mais chaque partie est elle-même fragmentée en micro-récits.<br />

Aucune <strong>de</strong>s parties n’a <strong>de</strong> titre. Elles sont annoncées par un chiffre,<br />

mais se suivent encore chronologiquement (du point <strong>de</strong> vue du temps <strong>de</strong> l’histoire).<br />

Il y a donc désir ou besoin <strong>de</strong> formalisation du récit, par un discours doublement<br />

ébréché et manipulé, au niveau <strong>de</strong>s divers micro-récits qui s’entrecroisent,<br />

ainsi qu’au niveau <strong>de</strong>s huit parties qui s’entremêlent elles aussi, par le jeu<br />

<strong>de</strong>s déictiques spatio-temporels anaphoriques et cataphoriques qui ne renvoient<br />

à aucun espace-temps par rapport auquel le lecteur pourrait se repérer. Le troisième<br />

mensonge annonce délibérément <strong>de</strong>ux parties, reliées par une sonnerie <strong>de</strong><br />

téléphone résonnant dans le silence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux existences vi<strong>de</strong>s. Mais, en fait, ce<br />

sont les déchirures séparant les divers micro-récits <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> partie qui vont<br />

verser du sel sur les plaies du discours, car, au fur et à mesure du développement<br />

<strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> partie, toutes les données du discours sur lesquelles était basée la<br />

première partie s’écroulent.<br />

De la même manière que la cathédrale <strong>de</strong> <strong>La</strong> Sagrada Familia n’est autre qu’une<br />

tentative d’architecturalisation <strong>de</strong> l’infinitu<strong>de</strong> du vi<strong>de</strong>, les trois livres se veulent à<br />

tout jamais inachevés, et doivent le rester, afin <strong>de</strong> témoigner <strong>de</strong> la béance existentielle<br />

qui emplit <strong>de</strong> douleur chacun <strong>de</strong>s personnages, ceci en ce qui concerne<br />

la structure interne à chaque livre, mais aussi pour ce qui est <strong>de</strong>s interactions<br />

entre chaque volet <strong>de</strong> cette «␣ trilogie <strong>de</strong>s jume<strong>aux</strong>␣ ». Tout comme l’œuvre <strong>de</strong><br />

Gaudi atteint ironiquement son but et le dépasse, transcendant sa quintessence<br />

gothique grâce à sa non-finitu<strong>de</strong>, l’œuvre <strong>de</strong> Kristof entraîne le lecteur bien au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> ce qui est normalement appelé une «␣ trilogie␣ ».<br />

L’on serait plutôt tenté d’utiliser le terme <strong>de</strong> «␣ triptyque␣ », et ce pour diverses<br />

raisons. Une trilogie suit une trame narrative, la développe et la clôt, les sujets se<br />

succédant les uns <strong>aux</strong> autres. Bien entendu, le titre du troisième livre implique

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