La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

ALEXANDRE GEFEN 531
P.␣ Michon, on l’a vu) ou encore du roman bref (Anna Soror), ou de l’autobiographie
(voir l’exemple d’A. Camus). À moins d’imposer une définition abusivement
restrictive du genre, l’on peut ainsi raisonnablement parler de nouvelle
biographique, en suspendant les débats historiques (continuité ou récurrence du
genre) et théoriques (autonomie, marginalité du genre), sur le modèle de ce que
l’on nomme le roman biographique, pour un spectre de textes allant, au moins,
des vies imaginaires de M.␣ Schwob aux œuvres de P.␣ Michon : ces vies sont le fait
de nouvellistes patentés, s’intègrent à des recueils de nouvelles, ressortissent clairement
à sa poétique.
Je pense que, souvent, cette tentative [« le désir de conter des histoires merveilleuses
ou romanesques, mais surtout d’apporter des témoignages sur des vies anonymes␣ »]
pourra mieux aboutir dans la nouvelle que dans le roman, parce que le cadre d’une
nouvelle suffit parfaitement à certains drames, certaines actions, certaines vies,
écrit E.␣ Dabit en préface à ses Trains de vies 67 . Nous y sommes. Tout se passe
comme s’il existait des affinités profondes entre la poétique de la nouvelle et
l’esprit de ces vies brèves, tel qu’il est par exemple décrit par J.-C.␣ Bailly 68 , par
opposition à celui de la biographie traditionnelle ou même romanesque. Non
que la nouvelle fût une sorte réduction par synecdoque du biographique à un
unique «␣ gros plan␣ », à un moment particulier revécu au présent, mais plutôt
parce que l’appel de la biographie à la nouvelle survient chaque fois qu’il s’agira
de dire la finitude et le caractère labile de la vie humaine, de racheter la vie des
simples, d’ironiser sur la fin des Grands, ou de conserver la mémoire des poètes.
Tanquam tabulam naufragii, comme des planches et des choses plus légères qui flottent
et sont préservées, quand les plus lourdes coulent, et sont perdues. Et comme la
lumière après le Coucher du soleil – claire à ce moment-là ; peu à peu descend le
crépuscule ; enfin, les ténèbres entières 69 .
Ces «␣ débris laissés à la mer␣ » qu’évoque J.␣ Aubrey au début du XVII e siècle à
propos de ses Vies brèves – R.␣ Barthes parle de «␣ cendres qu’on jette au vent après
la mort␣ » –, nous les voudrions emblèmes de l’entreprise biographique lorsqu’elle
se meut aux frontières de la nouvelle, du commerce de pauvres qu’entretiennent
récit bref et biographie, de cet échange, théorisé ou non, du bref et du fugitif, de
cette mise en destin et en crise par le texte, selon la définition de la nouvelle de
T.␣ Ozwald, qui deviendrait, en matière biographique, ici, naufrage, prodige.
Alexandre GEFEN
Groupe de recherche «␣ Modernités␣ »
Université Bordeaux 3 – Michel de Montaigne