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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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MICHEL LORD 289<br />

bien la réalité, c’est la jeune fille, dont la narration ne mentionne pas les lectures<br />

; mais il est clair qu’elle a bien écouté son fiancé, qu’elle rapporte bien ses<br />

paroles (il veut <strong>de</strong>venir prêtre), et qu’elle a compris, bien que tout cela la désespère.<br />

<strong>La</strong> mère, qui ne lit que <strong>de</strong>s recettes et <strong>de</strong>s potins, ne songe qu’à provoquer<br />

chez sa fille une réaction émotive : elle est à côté du sujet, absorbée dans une<br />

attitu<strong>de</strong> larmoyante et insignifiante. Quant au père, la narration le montre<br />

distancié <strong>de</strong> la jeune fille qui lui parle, car il est plongé dans la lecture <strong>de</strong> son<br />

journal, Le <strong>de</strong>voir, et dans <strong>de</strong>s réflexions qui prolongent les éditori<strong>aux</strong> <strong>de</strong> ce «␣ journal<br />

qui pense␣ » visiblement à sa place. Pendant que sa fille lui raconte son histoire<br />

<strong>de</strong> rupture, il écoute d’une oreille distraite et ne comprend que ce qu’il veut<br />

comprendre. Il ne comprend rien finalement et, désirant intenter un véritable<br />

procès au garçon, il projette également <strong>de</strong> lui refuser <strong>de</strong>s contrats (preuve qu’il<br />

n’a pas écouté sa fille en détail, car le jeune homme n’aura pas besoin <strong>de</strong> contrat :<br />

il veut <strong>de</strong>venir prêtre, se retirer pour ainsi dire du mon<strong>de</strong> séculier, comme cela<br />

était encore fréquent à l’époque).<br />

Formellement, la <strong>nouvelle</strong> est construite en partie <strong>de</strong> manière traditionnelle :<br />

après une orientation (retour <strong>de</strong> la jeune fille au foyer), il y a une complication<br />

(<strong>nouvelle</strong> <strong>de</strong> la rupture avec le fiancé) qui provoque <strong>de</strong>s réactions/évaluations<br />

diverses, mais non pas tant <strong>de</strong> la fille que <strong>de</strong> ses parents (la mère veut que sa fille<br />

pleure, le père se fâche sans comprendre vraiment ce qui se passe, interprétant<br />

faussement la situation, manquant somme toute <strong>de</strong> jugement). Le père prend<br />

d’ailleurs une résolution disproportionnée par rapport à la complication. Quant<br />

à la fille, éplorée et impuissante, elle se résout à pleurer, mais en se retenant,<br />

déplorant sa situation <strong>de</strong> vieille fille qui <strong>de</strong>vra perdurer encore <strong>de</strong> manière indéfinie,<br />

car elle se retrouve <strong>de</strong>vant le vi<strong>de</strong>.<br />

L’essentiel du discours <strong>de</strong> la <strong>nouvelle</strong> est ainsi concentré autour <strong>de</strong> l’énonciation<br />

<strong>de</strong> la complication par Réjane, la jeune fille, et <strong>de</strong> la réaction du père, toujours<br />

en situation <strong>de</strong> lecture ou <strong>de</strong> réflexion socio-politique alignée sur la pensée<br />

du Devoir. Formellement, le discours s’enroule donc autour <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux fonctions,<br />

la complicative (amoureuse) et l’évaluative (politique), même si le déséquilibre<br />

entre les <strong>de</strong>ux fonctions est total. <strong>La</strong> forme a donc <strong>de</strong>s apparences traditionnelles,<br />

mais la <strong>nouvelle</strong> s’échafau<strong>de</strong> en fait sur une rupture formelle, qui donne<br />

précisément son sens au texte : cette rupture signale le dysfonctionnement d’une<br />

société où les générations ne se comprennent plus. S’établit dès lors un transfert<br />

<strong>de</strong> sens, tout se passant comme si le père, véritable personnage principal <strong>de</strong> la<br />

<strong>nouvelle</strong>, vivait la rupture <strong>de</strong> la relation <strong>de</strong> sa fille comme une rebuffa<strong>de</strong> amoureuse<br />

qu’il vivrait dans sa chair et sa pensée, rebuffa<strong>de</strong> d’autant plus gran<strong>de</strong> qu’elle<br />

<strong>de</strong>vient pour lui représentative du drame canadien-français lui-même :<br />

Certes, le Devoir lui met quotidiennement le nez dans la situation précaire du groupe<br />

ethnique auquel il appartient. Il s’en émeut, il s’en agace ; quelquefois il désespère en<br />

secret. Mais quand même il n’est pas seul contre l’ennemi commun. […] avec une<br />

minorité qu’il croit être l’élite dirigeante, il s’oppose à ce qu’on l’assimile malgré lui

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