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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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THIERRY OZWALD 509<br />

En vérité s’il se produit qu’un roman fasse l’objet d’une réécriture pour l’opéra,<br />

c’est qu’il est une <strong>nouvelle</strong> 20 . On peut considérer en effet que le projet <strong>de</strong> tout<br />

vrai roman est d’excé<strong>de</strong>r le Moi, pour le dire schématiquement ; <strong>de</strong> réaliser la<br />

fusion, l’unité <strong>de</strong> ce Moi dont on vient <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> décrire les signes <strong>de</strong> crise, et<br />

dans cette perspective la <strong>nouvelle</strong>, dans la mesure où elle marque une crise et<br />

contient le projet d’un impossible roman, peut être envisagée comme «␣ sa carte<br />

génétique␣ » même, une sorte <strong>de</strong> con<strong>de</strong>nsé dramatique, <strong>de</strong> matière brute et essentielle,<br />

préalable au roman, sa «␣ molécule élémentaire␣ ». Pourquoi chercher par<br />

conséquent à résoudre une crise qui le serait déjà, à reconstruire un édifice parfaitement<br />

monumental, à développer une structure déjà formée ? Il faut nécessairement<br />

que l’opéra se greffe sur une <strong>nouvelle</strong> 21 .<br />

Or nous venons <strong>de</strong> comprendre que la <strong>nouvelle</strong> se prête par excellence au<br />

transfert <strong>de</strong> genre : tous les ingrédients du drame (personnages en nombre réduit<br />

et antagonistes, sans réelle épaisseur psychologique, prisonniers <strong>de</strong> l’instant et<br />

dans l’incapacité <strong>de</strong> s’inscrire dans le temps 22 , personnages toujours en représentation<br />

d’eux-mêmes car victimes <strong>de</strong> leur narcissisme, crise larvée, simplicité <strong>de</strong><br />

l’action) s’y trouvent réunis qui donneront lieu – moyennant quelques aménagements<br />

spécifiques d’ordre dramaturgique – à un drame puis à une belle tragédie,<br />

car tel est par ailleurs l’enjeu profond <strong>de</strong> l’opéra : recréer du tragique à partir du<br />

drame.<br />

Par conséquent, si un roman est manqué, s’il <strong>de</strong>meure à l’état <strong>de</strong> <strong>nouvelle</strong><br />

indéfiniment prolongée ou maquillée (c’est le cas par exemple <strong>de</strong> la Chronique <strong>de</strong><br />

Mérimée, <strong>de</strong> <strong>La</strong> dame <strong>aux</strong> camélias <strong>de</strong> Dumas ou <strong>de</strong> Werther <strong>de</strong> Goethe), ce qui n’a<br />

pu s’accomplir sous une forme romanesque le sera sous une forme théâtrale :<br />

l’unicité et l’équivocité propres à la <strong>nouvelle</strong> se transforment en polyphonie (cette<br />

polyphonie que le roman véritable laisse glorieusement se déployer…), précisément<br />

parce que la <strong>nouvelle</strong> – tendue, intense – semble l’appeler et a été comme<br />

régénérée par le compositeur d’opéra ; c’est une secon<strong>de</strong> chance qui lui est alors<br />

octroyée, <strong>de</strong> se «␣ résilier␣ », <strong>de</strong> renaître. De cette manière sont mises en évi<strong>de</strong>nce :<br />

1. <strong>La</strong> frontière roman/<strong>nouvelle</strong> ;<br />

2. Les analogies opéra/roman, quoique dans <strong>de</strong>ux registres expressifs différents<br />

(l’un dramatique, l’autre narratif).<br />

C’est par l’intervention <strong>de</strong> la voix humaine, condition première du lyrisme, et<br />

qui permet au chant d’atteindre sa perfection, instrument privilégié <strong>de</strong> la «␣ grâce␣ »<br />

et «␣ tissu␣ » même <strong>de</strong> la tragédie (ne parle-t-on pas d’ailleurs <strong>de</strong> «␣ tessiture␣ » vocale<br />

?) que se réalise cette sorte <strong>de</strong> transmutation. C’est parce que Don José, dans<br />

les ultimes mesures <strong>de</strong> l’opéra <strong>de</strong> Bizet, hurle sa détresse et la porte jusqu’<strong>aux</strong><br />

limites <strong>de</strong> l’humain – bien plus loin en tout cas que le Don José <strong>de</strong> Mérimée – que<br />

son cri nous bouleverse, littéralement nous «␣ retourne␣ » et nous fait comprendre<br />

que la vraie victime n’est pas Carmen mais lui-même, lui qui se livre alors corps et<br />

âme à et pour l’Humanité souffrante tout entière, et non pas seulement (s’agissant<br />

du crime crapuleux qu’il a commis) <strong>aux</strong> représentants <strong>de</strong> la loi, lui qui pro-

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