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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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LA NOUVELLE COMME ESTHÉTIQUE DU SILENCE<br />

Nous voilà donc <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> nombreux paradoxes : mort-né, le personnage n’accè<strong>de</strong><br />

à l’existence littéraire que pour s’en échapper. Insignifiant par lui-même,<br />

puisque pris dans les rets d’une aventure singulière, il est néanmoins doté d’une<br />

présence intense par les inflexions d’un timbre unique. Quant au silence qui suit<br />

son effacement, il doit être empli d’harmoniques. Aussi l’écriture <strong>de</strong> la <strong>nouvelle</strong> –<br />

et notamment la conception <strong>de</strong> la temporalité – doit-elle tenir compte <strong>de</strong> cette<br />

présence/absence, être un temps suspendu, brièvement luci<strong>de</strong>, entre l’opacité <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux durées. Le temps du personnage, parce qu’il n’a pas <strong>de</strong> futur, est souvent<br />

traité <strong>de</strong> manière rétrospective, non pas avec la linéarité chronologique qui caractérise<br />

par exemple le roman policier, mais par l’imbrication <strong>de</strong>s époques et la<br />

superposition <strong>de</strong>s instants. Ainsi Corinna Bille, dans «␣ Le lieu␣ », évoque <strong>de</strong>ux<br />

amies qui brouillent volontairement leur vécu intime pour insérer, entre <strong>de</strong>ux<br />

moments <strong>de</strong> leurs aventures sentimentales, <strong>de</strong>s plages <strong>de</strong> silence irréductibles à<br />

toute interprétation. Dans une perspective semblable, la <strong>nouvelle</strong> peut procé<strong>de</strong>r<br />

à la fois d’un rappel et d’un appel : tout conteur ressuscite, tente <strong>de</strong> donner à<br />

l’être <strong>de</strong> passage la permanence d’un personnage <strong>de</strong> roman. Dans la <strong>nouvelle</strong><br />

d’Henri Thomas, tirée <strong>de</strong>s Tours <strong>de</strong> Notre Dame, «␣ Les pieds retirés␣ », <strong>de</strong>ux amants<br />

convoquent le bonheur passé sans parvenir à donner à leur amour une autre<br />

dimension. Quant à Marcel Arland (pensons par exemple à «␣ <strong>La</strong> jeune fille et la<br />

mort␣ »), il ne se contente pas d’élire un instant dans l’épaisseur du réel : il provoque<br />

sa dissolution, par l’énoncé, dès l’incipit, <strong>de</strong> l’événement essentiel, pour forer<br />

les sédiments les plus profonds <strong>de</strong> la mémoire. Voilà trois cas où les <strong>de</strong>rnières<br />

lignes s’alourdissent <strong>de</strong> silences, et, amorcée par l’allegro d’un mouvement dramatique,<br />

la <strong>nouvelle</strong> s’en va, peu à peu, <strong>de</strong> pause en pause, jusqu’à s’égarer dans<br />

les méandres d’un lent <strong>de</strong>crescendo. Ce mon<strong>de</strong> en gésine me fait penser à certaines<br />

traditions orientales dans lesquelles la musique fait surgir un mort ou révèle<br />

le visage <strong>de</strong> cet autre qui sommeille en nous : tel est le nouvelliste, grand ordonnateur<br />

du silence intérieur, capable, par l’énoncé d’un nom, par la relation <strong>de</strong><br />

faits, <strong>de</strong> ce bref échange entre les vivants et les morts.<br />

Cette esthétique du silence, inhérente au rayonnement éphémère d’un personnage<br />

dont le concept même, chacun s’en est rendu compte, ne convient pas,<br />

va <strong>de</strong> pair avec un mo<strong>de</strong> d’écriture qui se doit <strong>de</strong> suggérer et <strong>de</strong> concevoir l’implicite<br />

comme élément fondateur du texte bref. Pourtant, au contraire du roman,<br />

univers <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s digressions, <strong>de</strong>s intrigues secon<strong>de</strong>s, le temps <strong>de</strong> la <strong>nouvelle</strong><br />

<strong>de</strong>vrait être un temps continu, puisque, selon Gi<strong>de</strong>, elle se lit en une fois, et<br />

que coïnci<strong>de</strong>nt l’énonciation et l’énoncé, le «␣ médium et le message␣ » dans la<br />

galaxie Marconi.<br />

Or, nos assertions relatives au personnage l’ont déjà prouvé, la plupart <strong>de</strong>s<br />

<strong>nouvelle</strong>s se fon<strong>de</strong>nt sur une stratégie <strong>de</strong> la rupture, sur l’insertion <strong>de</strong> silences<br />

dans le continuum du texte avant le prétendu silence final. Toute la <strong>nouvelle</strong> <strong>de</strong><br />

Bille, «␣ L’Amour <strong>de</strong> vous␣ », repose ainsi sur un montage expressif, juxtaposant,<br />

dans une structure asyndétique, les interrogations sans réponses : quel est cet

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