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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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L’APOLOGUE<br />

Riche, quand il maria sa première fille, il la couvrit <strong>de</strong> soieries pour tous les jours <strong>de</strong><br />

l’an. Elle changea tellement <strong>de</strong> toilette, <strong>de</strong> bal en fête, que la tête lui en tourna.<br />

Encore aisé, pour la secon<strong>de</strong>, il la dota <strong>de</strong> peignoirs moelleux. Elle ne quitta plus son<br />

boudoir. Pauvre, il tissa vaille que vaille une robe <strong>de</strong> lin à la troisième. Elle travailla à<br />

l’usine et éleva ses enfants. Quand il dut vendre son métier, il appela sa ca<strong>de</strong>tte.<br />

«␣ À ta naissance, je t’ai taillé une robe <strong>de</strong> peau. Porte-la ou couvre-la comme bon te<br />

semble. Je n’ai plus <strong>de</strong> quoi t’acheter un mari, ni rien à te dicter.␣ »<br />

Elle partit, nue et libre. Pensa, agit, se vêtit. Fut heureuse 1 .<br />

Voilà tout ce que j’avais à dire, voici cinq ans, quand j’écrivis un recueil d’apologues.<br />

Ce court récit, que j’avais intitulé «␣ Apologie <strong>de</strong> l’apologue␣ », représentait<br />

toute ma réflexion sur le sujet, et je pense qu’il pourrait aujourd’hui encore résumer<br />

tout ce que je vais indécemment délayer en quelques pages. L’essence <strong>de</strong><br />

l’apologue me semblait être sa pauvreté extérieure, la concision extrême du récit,<br />

qui l’oblige à s’inventer une richesse intérieure. De même que le vrai magicien<br />

n’a pas besoin d’une baguette, dont il a intégré les pouvoirs, que le mystique n’a<br />

plus besoin <strong>de</strong> Dieu, dont il a intériorisé l’appel, l’apologue n’a plus besoin <strong>de</strong><br />

vêtement, parce qu’il signifie par lui-même et non par son apparence.<br />

L’apologue idéal est pour moi celui qui ne doit rien à son auteur, comme la fille<br />

non dotée ne doit rien à son père. N’est-ce pas ce que suggérait <strong>La</strong> Fontaine, dans<br />

un autre contexte, en prétendant que l’apologue vient <strong>de</strong>s dieux ?<br />

L’apologue est un don qui vient <strong>de</strong>s immortels ;<br />

Ou si c’est un présent <strong>de</strong>s hommes,<br />

Quiconque nous l’a fait mérite <strong>de</strong>s Autels 2 .<br />

Venir <strong>de</strong> plus haut que l’imagination <strong>de</strong>s hommes, lorsqu’on refuse la commodité<br />

d’une transcendance, c’est donner à l’apologue sa vie propre, une structure<br />

nécessaire que l’auteur ne peut que découvrir et transmettre. Dans sa conception<br />

la plus exigeante, tel est l’apologue. Et telle <strong>de</strong>vrait être, pour moi, toute la littérature.<br />

Dans un art littéraire que les grands classiques, d’Aristote à Horace et à Boileau,<br />

ont sanglé dans <strong>de</strong>s règles strictes, l’apologue, soulignait Florian, est la seule<br />

forme vraiment libre qui n’ait pas été codifiée par Boileau. <strong>La</strong> Fontaine aussi,<br />

inventeur <strong>de</strong> ce que la métrique classique appelait le vers libre, revendiquait cette<br />

liberté en transgressant les seules règles énoncées par Aristote : «␣ On ne considère<br />

en France que ce qui plaît : c’est la gran<strong>de</strong> règle, et pour ainsi dire la seule 3␣».<br />

Dois-je dire que c’est aussi cette liberté qui m’a séduit dans l’apologue – Elle par-

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