La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

LAURENT MARIE 409
intersections ne prennent tout leur sens que parce qu’elles sont vues par les spectateurs,
sans avoir besoin d’être verbalisées. Celles-ci jouent sur l’image. Les lieux
du film deviennent le théâtre de rencontres, le plus souvent accidentelles, des
différents protagonistes. La collision dont est victime Casey Finnigan, renversé
par Doreen Piggot, représente de toute évidence l’exemple le plus flagrant de
cette planification du fortuit, mais l’on pense aussi à l’échange inopiné des photos
vers la fin du film. Les espaces publics, en particulier le club, le snack-bar,
l’hôpital et la pâtisserie constituent d’autres sites privilégiés où les parcours des
uns et des autres sont propices aux frôlements. Sur l’ensemble des scènes de Short
Cuts, celles où plus de deux histoires, c’est-à-dire à l’origine deux nouvelles, s’entrelacent,
sont finalement loin de composer la majorité du long métrage ; pour
filer la métaphore, disons que les paires sont plus nombreuses que les tierces, les
tierces plus nombreuses que les carrés. Sur un ensemble d’environ 150 scènes, je
n’en ai relevé que huit où s’entrecroisent directement plus de deux récits. De
nouveau il faut dégager ce qui tient du verbal et du visuel. Plusieurs mêlent deux
ou trois histoires car les personnages se rencontrent du fait de leurs liens familiaux
(les deux sœurs, Marian Wyman et Sherri Shepard, parlant de Gene – Doreen
Piggot relatant l’accident à sa fille Honey Bush). D’autres reposent sur les lieux
privilégiés cités plus haut : 1) la pâtisserie où Ann Finnigan va commander le
gâteau d’anniversaire de Casey, qui compte à ce moment-là pour clients Stormy
Weathers (le pilote d’hélicoptère jaloux et destructeur) et Claire Kane (en costume
de clown) ; 2) le snack-bar où travaille Doreen Piggot et où se retrouvent
Betty Weathers, son fils Chad et son amant Gene Shepard (au comble de la vulgarité)
; 3) l’hôpital où se croisent les Finnigan, le docteur Ralph Wyman et Claire
Kane ; 4) le club (Earl Piggot, Honey Bush, Tess Trainer). Peut s’ajouter à ces scènes
la télé qui clôt le film par le remplaçant de Howard Finnigan, Jerry Dunphy,
lequel interviewe Stormy Weathers et annonce la mort de Nancy aux Kane et aux
Wyman qui batifolent dans le jacuzzi.
Ces scènes où apparaissent plusieurs personnages issus de récits différents sont
tout à fait minoritaires. Short Cuts repose donc beaucoup plus sur un montage où
l’on passe d’une histoire à l’autre que sur une mise en scène où ces histoires
s’enchevêtreraient. Ce qui s’explique aisément : il eût été en effet impossible,
absurde, et surtout contraire à l’esprit des nouvelles de Carver, récits d’isolation
et d’aliénation, qu’il en soit autrement dans un cadre urbain tel que Los Angeles
11 . Cette structure qui, comme l’écrit Mathieu Lindon, «␣ ne donne pas une
succession de coïncidences␣ », mais «␣ définit un cadre de vie 12 ␣ », est celle qui permettait
de se rapprocher au plus près de l’univers de Raymond Carver 13 .
Si Altman et Barhydt ont pu transposer neuf nouvelles et un poème de l’écrivain
américain grâce à un minutieux travail d’orfèvre, l’on peut imaginer que
d’autres recueils de nouvelles puissent eux aussi faire l’objet d’une adaptation.
Les grosses rêveuses de Paul Fournel 14 se range au nombre de ces ouvrages susceptibles
de prendre forme sur le grand écran.