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La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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JEAN-PIERRE BLIN 357<br />

homme qui tire un sac pesant ? Pourquoi a-t-il tué la femme dont il traîne le<br />

cadavre ? De lui non plus nous n’apprendrons rien, ni du conflit qui les a opposés.<br />

Ne reste que l’image ultime :<br />

Alors, il prit un revolver d’ordonnance sur sa table <strong>de</strong> nuit, ouvrit la bouche et tira<br />

comme le poisson qui meurt 4 .<br />

Ajoutons, symbolique du pouvoir <strong>de</strong> tout silence, cette parole <strong>de</strong> l’assassin :<br />

«␣ Tout ça, c’est une histoire <strong>de</strong> fascination␣ ».<br />

Ce que nous appelons «␣ silence␣ » pour l’instant, c’est une frange d’inconnu à<br />

l’entour du personnage, mais c’est également un art accompli <strong>de</strong> la parataxe narrative.<br />

Pour que le personnage s’éclipse, à peine exhumé <strong>de</strong> sa nuit, il faut que le<br />

narrateur joue sur les ellipses du récit, comme l’atteste la <strong>nouvelle</strong> <strong>de</strong> Boulanger,<br />

«␣ L’attaque␣ », où un vieux mé<strong>de</strong>cin, à <strong>de</strong>ux reprises, entrevoit une créature <strong>de</strong><br />

rêve après avoir rendu visite à un mala<strong>de</strong>. Au matin, sous un chêne, on retrouve<br />

son corps inanimé. Le temps cesse d’être la durée rectiligne <strong>de</strong> Stendhal ou les<br />

anachronies <strong>de</strong> <strong>La</strong> modification : il est d’abord un temps métonymique, répercutant<br />

d’autres temps et s’écoulant vers la suppression <strong>de</strong> la durée métrique.<br />

Ce traitement <strong>de</strong> la temporalité implique une écriture que j’appellerai écriture<br />

<strong>de</strong> la marge, dominée par le désir <strong>de</strong> laisser <strong>de</strong>s blancs dans la trame du récit et<br />

d’user à l’envi <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> ponctuation narratifs. À cet égard, ce n’est pas au<br />

roman traditionnel qu’il convient <strong>de</strong> comparer la <strong>nouvelle</strong>, mais, en premier lieu,<br />

à <strong>de</strong>s œuvres hybri<strong>de</strong>s, presque inclassables, bien qu’elles portent l’appellation<br />

<strong>de</strong> «␣ romans␣ ». En second lieu, au cinéma <strong>de</strong> la «␣ Nouvelle Vague␣ ». Enfin, plus<br />

surprenant sans doute, à un peintre célèbre, Vermeer, <strong>de</strong> Delft.<br />

À coup sûr, un <strong>de</strong>s chefs-d’œuvre du roman <strong>de</strong>s années cinquante, Mo<strong>de</strong>rato<br />

cantabile, <strong>de</strong> Marguerite Duras, entretient d’évi<strong>de</strong>nts rapports avec l’esthétique<br />

du silence, non seulement parce que le passé d’Anne et <strong>de</strong> Chauvin, tout comme<br />

leur avenir, sont placés sous le signe <strong>de</strong> l’improbable, mais aussi parce que l’histoire<br />

du crime passionnel, infiniment reprise, ne manque pas <strong>de</strong> rester énigmatique,<br />

plus riche d’hypothèses et <strong>de</strong> sous-entendus que <strong>de</strong> vérités, et que le livre<br />

nous touche, au sens photographique, par les «␣ impressions␣ » qu’il laisse dans<br />

notre esprit.<br />

Mo<strong>de</strong>rato cantabile, écrit Dominique Aury, est moins fait <strong>de</strong> musique et <strong>de</strong> mélodie<br />

que <strong>de</strong> lumière silencieuse, perçante et brusque comme la lumière <strong>de</strong>s phares tournants<br />

; et comme la tranchante lumière laisse dans l’œil une trace <strong>de</strong> feu, Marguerite<br />

Duras laisse dans l’esprit une sour<strong>de</strong> traînée <strong>de</strong> phosphore qui brûle 5 .<br />

Aux mêmes effets concourrait le <strong>de</strong>rnier roman d’Annie Ern<strong>aux</strong>, <strong>La</strong> honte, lente<br />

déambulation à travers la mémoire <strong>de</strong> l’enfance, à partir d’un fait divers traumatisant<br />

(la tentative <strong>de</strong> meurtre <strong>de</strong> son père), rhapsodie <strong>de</strong> souvenirs, petites histoires<br />

accolées dont la relation, loin <strong>de</strong> permettre <strong>de</strong> trouver son i<strong>de</strong>ntité ni ses

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