03.07.2013 Views

La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

ÉVELYNE BALLANFAT 551<br />

LA NOTION DE FRAGMENT<br />

DANS LA FRESQUE ET LA NOUVELLE<br />

C’est par une rencontre visuelle – pourrait-on dire – que m’est venue l’idée <strong>de</strong><br />

ce thème. Croisement <strong>de</strong> visages, <strong>de</strong> regards arrêtés sur les fresques <strong>de</strong> Pompéi et<br />

lecture fréquente <strong>de</strong> <strong>nouvelle</strong>s inédites que mon rôle <strong>de</strong> lectrice exige.<br />

Dans les <strong>de</strong>ux cas, une même impression s’impose : la fresque et la <strong>nouvelle</strong><br />

n’offrent qu’une vision fragmentaire, qui par l’érosion du temps, qui par la brièveté<br />

du genre. Quel est alors le statut du fragment ? quelle énigme fascinante<br />

ajoute-t-il à la peinture, en partie effacée ? quel pouvoir sur l’imaginaire exerce-til<br />

quand l’auteur ne se livre que par pièces d’un puzzle ?<br />

L’instant d’un geste maladroit et la forme se brise : simple <strong>de</strong>stin d’un vase qui<br />

éclairait hier la pièce <strong>de</strong> bouquets, et gît, maintenant, en éclats sombres sur le<br />

dallage. De la présence pleine et entière, il n’y a plus que cela : <strong>de</strong>s morce<strong>aux</strong>,<br />

brisés, <strong>de</strong>s écailles <strong>de</strong> porcelaine qui tiennent au creux <strong>de</strong>s paumes.<br />

Qu’il survive au vase, à la fresque ou au livre, le fragment joue son rôle : preuve<br />

tangible d’un tout qui n’existe plus, résultat d’une cassure, il <strong>de</strong>vient la part minime,<br />

l’élément séparé d’une unité perdue. <strong>La</strong> même source latine – frangere –<br />

alimente le fragment, la fracture, la fragilité aussi. De quel regard la victoire <strong>de</strong><br />

Samothrace nous aurait-elle fixés, elle dont nous n’admirons plus qu’un élan <strong>de</strong><br />

pierre ?<br />

Une part – immense ? – <strong>de</strong> la culture en Occi<strong>de</strong>nt émerge ainsi, flotte à la<br />

surface <strong>de</strong> nos mémoires, nous rappelant que <strong>de</strong>s milliers d’œuvres ont sombré.<br />

Au hasard <strong>de</strong>s anthologies, revient le leitmotiv : «␣ […] dont seule nous reste son<br />

épopée…␣ ». Ainsi, du poète Lucain et <strong>de</strong> sa Pharsale, lutte entre César et Pompée ;<br />

les manuels d’ajouter le plus souvent : «␣ Mais elle suffit à sa gloire␣ ». Et si, mais ce<br />

serait malice, l’intégralité parvenue jusqu’à nous avait terni plutôt qu’accru l’éclat ?<br />

Rien n’est plus trompeur qu’un fragment. L’est-il <strong>de</strong>venu ou est-il «␣ né␣ » ainsi ?<br />

Il pose, par sa forme même, la question du <strong>de</strong>stin ou du choix. Le reste le plus<br />

simple, c’est celui qui <strong>de</strong>meure, émerge comme le sommet d’un iceberg profond.<br />

Tant sont perdues les poésies <strong>de</strong> Sénèque qu’il est, à nos yeux, avant tout philosophe<br />

et que ses quelques textes <strong>de</strong> théâtre – neuf – sont souvent attribués à Sénèque-le-Tragique<br />

comme s’il était un autre. <strong>La</strong> conservation fragmentaire coupe<br />

une partie <strong>de</strong>s textes du reste <strong>de</strong> son œuvre et le scin<strong>de</strong> <strong>de</strong> lui-même.<br />

À l’amputation par perte, répond l’inachèvement par manque… C’est l’exigence<br />

brûlante <strong>de</strong> Pascal que nous pensons être source du jet lapidaire <strong>de</strong> ses<br />

Pensées. Mais, si le temps lui avait été donné, aurait-il laissé ainsi, sans le moindre<br />

«␣ ciment␣ » intermédiaire, ses liasses accumulées ? Or cette absence <strong>de</strong> liant n’ajoutet-elle<br />

pas à la fulgurance <strong>de</strong> son propos ?<br />

Orfèvre <strong>de</strong> l’œuvre, le temps isole parfois le fragment comme une gemme dont

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!