La nouvelle de langue française, aux frontières des ... - L'esprit Livre

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NOUVELLE ET PHOTOGRAPHIE
technique, thématique, et honorifique lui assure une place au centre de la réflexion
sur la nouvelle comme sur la photo. Il ne s’agit évidemment pas du
«␣ même␣ » instant dans les deux cas, celui du photographe étant relativement
littéral, c’est-à-dire instantané, alors que celui du nouvelliste reste plus métaphorique,
plus élastique. Les limites temporelles de la «␣ nouvelle-instant␣ » telle qu’elle
a été définie par René Godenne, par exemple, peuvent s’étendre jusqu’à «␣ un
jour, une soirée, une nuit 8 ␣ ». Parler d’«␣ instant␣ » dans ce contexte, c’est une façon
d’indiquer que le nouvelliste s’est détourné de la durée narrative, du moins comme
préoccupation majeure. Ceci dit, il est évident que la photographie et la nouvelle
ont ceci de commun qu’à l’époque moderne, en tant que pratiques modernistes,
elles s’orientent toutes les deux vers une certaine acuité de l’instant. Dans le cas
de la nouvelle, il s’agit de l’instant comme moment crucial : crise, nœud, syncope,
brèche, fulgurance, etc. Perspective dont le pendant photographique se
trouve dans la théorie de l’instant «␣ décisif␣ » ou «␣ propice␣ », instant grâce auquel,
selon Jean-Marie Schaeffer, «␣ l’éternité et la permanence qu’on désespère de retenir
dans l’existence, on croit pouvoir les sauvegarder dans l’image artistique 9 ␣».
J’ai choisi d’approfondir cette question en introduisant deux textes brefs où
s’enchevêtrent certains traits thématiques et formels associés tant à l’essai et à
l’autobiographie qu’à la nouvelle, deux textes axés d’ailleurs sur un même sujet :
celui de l’acte photographique. Je vais donc d’abord présenter ces deux textes
séparément, avant de les rapprocher en tant que textes qui s’apparentent à la
nouvelle de par leur façon d’interrompre la durée banale en isolant un instant
fort.
Le narrateur de «␣ L’image fantôme␣ » d’Hervé Guibert se souvient d’un acte
manqué. Ayant voulu photographier sa mère avant qu’elle ne perde sa beauté,
ayant passé par toutes sortes de préparatifs afin de libérer et de pouvoir accueillir
cette beauté, il la prend enfin en photo. Hélas, en procédant au développement,
ce laps de temps qui sépare toujours l’image latente de l’image révélée, il va découvrir
que le film n’a pas été bien enclenché dans l’appareil, et que ce film reste
par conséquent non impressionné, vierge. Ce que Guibert appelle «␣ l’instant essentiel␣
» s’avère ainsi être «␣ à blanc, […] perdu, sacrifié 10 ␣ ». Mais ce sacrifice n’aura
pas été en vain, car c’est lui qui va conduire le photographe à l’écriture, comme
l’explique Guibert lui-même dans son tout dernier paragraphe :
Donc ce texte n’aura pas d’illustration, qu’une amorce de pellicule vierge. Et le texte
n’aurait pas été si l’image avait été prise. L’image serait là devant moi, probablement
encadrée, parfaite et fausse, irréelle, plus encore qu’une photo de jeunesse : la preuve,
le délit d’une pratique presque diabolique. Plus qu’un tour de passe-passe ou de
prestidigitation : une machine à arrêter le temps. Car ce texte est le désespoir de
l’image, et pire qu’une image floue ou voilée : une image fantôme… 11