Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
(laboratoires, universités…), des réseaux de diffusion (revues, colloques…) et des « rôles
professionnels » 89 spécifiques. C’est à cette condition qu’une nouvelle science pourra se
pérenniser et « faire école », en permettant la formation de disciples. Selon les auteurs, la
nouvelle psychologie est née de l’hybridation de deux rôles professionnels : celui du
philosophe universitaire, principalement tourné vers la spéculation métaphysique et celui du
physiologiste, tourné vers les sciences naturelles et l’expérimentation. Dans le contexte de
l’Allemagne scientiste et progressiste des années 1850-1860, la physiologie jouissait d’un
prestige supérieur à celui de la philosophie ; les opportunités d’y faire carrière y étaient
cependant moindres, car la discipline s’était développée très rapidement entre 1850 et 1860,
bloquant pour plusieurs décennies la plupart des postes de professeurs. Ce différentiel entre
les deux disciplines a provoqué la migration de nombreux physiologistes de formation vers la
philosophie, donnant naissance à un rôle professionnel hybride : celui de « philosophe
expérimentateur », qui applique les méthodes de la physiologie a des objets philosophiques 90 .
L’analyse de Ben-David et Collins pourrait être soumise à discussion. Elle donne une
place démesurée aux facteurs sociaux dans la naissance de la psychologie scientifique, au
détriment de la continuité dans l’histoire des idées 91 . Wundt par exemple, dans les Principes
de psychologie physiologique (op. cit.), se reconnaît des antécédents dans la psychologie du
dix-huitième siècle (Wolff) et du XIX e siècle (Herbart, Lotze). Malgré tout, leur analyse est
utile pour comprendre pourquoi une profession de psychologue universitaire est née en
Allemagne dans les années 1870-1890 et pourquoi cette situation n’a pu se produire en France
qu’une trentaine d’années plus tard. Wundt et ses disciples ne se reconnaissaient ni dans la
figure du physiologiste, à laquelle ils n’avaient pu accéder, ni dans celle du philosophe qu’ils
jugeaient trop spéculatif. Wundt lui-même avait commencé sa carrière comme médecin, puis
physiologiste en 1857. Il était resté Dozent pendant 17 ans ; en 1875, faute de trouver un poste
89 La sociologie des sciences de Ben David et Collins accordent une place prédominante à la notion de rôle telle
qu’elle a été définie par MERTON (1965), c’est-à-dire comme un code de comportement inscrit dans un réseau
d’anticipations réciproques.
90 Ce schéma d’analyse pourrait être appliqué terme à terme à l’émergence des "sciences de gestion" en France
depuis les années 1960. Comme l’a bien montré Fabienne PAVIS (2003a et 2003b), la relative rareté des postes
dans certaines disciplines universitaires comme l’économie et la sociologie à partir des années 1980, où les
vagues de recrutement les plus importantes avaient eu lieu dans les années 1960, ont favorisé la migration
d’individus (et donc de concepts et théories scientifiques) vers la gestion, discipline en forte expansion à partir
du début des années 1970. On regrettera toutefois que Pavis n’explore pas davantage l’impact de ces facteurs
morphologiques sur l’évolution du corpus disciplinaire lui-même, lisible dans les trajectoires individuelles de ses
membres.
91 BEN-DAVID et COLLINS (1966, pp. 462-463) expliquent très bien pourquoi des facteurs sociaux ont pu
conduire des philosophes à mettre en œuvre des méthodes expérimentales. Ils n’expliquent pas en revanche la
situation inverse : pourquoi des physiologistes comme Heinrich Weber (1795-1878) Emil Du Bois-Reymond
(1818-1896) ou Hermann von Helmholtz (1821-1894) manifestaient-ils un intérêt pour la philosophie, dans un
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