Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
d’orientation. Les déterminants biopsychologiques viennent en quelque sorte toujours
« buter » sur une structure sociale existante 7 . Le reproche formulé par Naville touche toutefois
davantage les pratiques d’orientation (telles qu’elles sont réalisées dans le cadre de
l’Education nationale) que les pratiques de sélection professionnelle. L’orientation ne peut en
effet se faire sur une base strictement individuelle, indépendamment de l’éventail des emplois
disponibles à un moment donné. En revanche, dès lors qu’il s’agit de sélectionner un
travailleur à un emploi précis, le psychotechnicien n’a pas à se préoccuper de la structure des
emplois existants : son rôle se limite à émettre un « diagnostic » sur l’aptitude du travailleur à
occuper ou non ce poste.
La critique revient toutefois en force lorsque Naville (1945, pp. 160-163) montre que
les déterminations socio-économiques pénètrent au plus profond la définition psychologique
même de la notion d’ « aptitude ». Celle-ci est en effet le plus souvent définie, à la suite
d’Edouard Claparède, comme « ce qui différencie, du point de vue du rendement, le
psychisme des individus ». A travers l’idée du rendement, on retrouve bien celle –
économique – de production, car « il y a rendement lorsqu’en conclusion d’une activité
quelconque des valeurs sont lancées sur le marché et devenues socialement consommables et
assimilables ». (Naville, 1945, p. 173). Il n’y a en effet pas de sens à parler de rendement
d’une aptitude telle que l’ « acuité visuelle » ou la « rapidité de réaction » si celle-ci n’est pas
mesurée à l’aune d’une activité productive quelconque. On voit donc bien que la notion ne
renvoie pas à un substrat naturel, mais à un complexe simultanément biologique et social, un
rapport, une mise en relation qui transforme les éléments de la relation elle-même. Donnera-ton
par exemple la même définition des aptitudes naturelles d’une société à l’autre ou d’une
époque à l’autre ? On s’aperçoit en réalité que, quel que soit le degré de raffinement apporté
dans la construction des tests, il est impossible de mesurer des aptitudes naturelles
indépendamment des activités productives dans lesquelles elles s’insèrent et que ces deux
ordres de réalité, que les psychotechniciens avaient pris soin de séparer, se contaminent en fait
mutuellement 8 . Piéron (1949, p. 31) rétorque à Naville qu’il « n’a pas distingué nettement la
capacité – potentialité actuelle conditionnant une réussite, que l’on peut apprécier et mesurer
7 La critique de Naville s’inscrit dans la lignée des critiques marxistes de la psychologie appliquée apparues dès
les années 1920 sous la plume de Georges POLITZER (1947, p. 116) : « la psychologie du travail n’est possible
que sur les bases d’une connaissance exacte du travail en général, de sa nature économique, de son rôle et de sa
place dans l’actuelle organisation sociale (…) en d’autres termes, la psychologie toute entière n’est possible
qu’enchâssée dans l’économie [souligné par l’auteur] ».
8 Ces ambiguïtés de fond sont tout aussi présentes dans la notion actuelle de « compétence » qui, comme celle
d’aptitude, entend isoler des « blocs de compétence » naturellement inscrits dans des individus et qui, une fois
combinés entre eux, pourraient constituer des « métiers ».
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