Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

scientifiques, qui se situent d’un côté de cette séparation logique, la connaissance
dérive empiriquement de l’observation et de l’investigation expérimentale, suivant
des méthodes qu’incarnent les sciences naturelles et biologiques. Pour les
professions normatives, qui se situent de l’autre côté de la séparation, la substance
de leur discours et la manière dont il se construit touchent principalement à des
questions de valeurs – valeurs relatives à la manière dont on devrait atteindre le
salut, dont ce salut devrait façonner la morale sociale et individuelle, et dont les
individus devraient se comporter dans leurs rapports aux autres et à l’Etat. »
tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
Cette distinction analytique, qui ne doit d’ailleurs pas être confondue avec un
« modèle » prétendant rendre compte de la diversité des situations empiriques 113 , nous semble
particulièrement pertinente pour analyser l’évolution de la psychologie, qui est devenue en
l’espace de quelques décennies une profession principalement « normative », prétendant
apporter aux individus des schémas de conduite moraux, alors qu’elle s’était initialement
construite sur le modèle des professions scientifiques, en puisant aux modèles de la biologie
et de la physiologie. Une telle dérive du positif vers le normatif n’est d’ailleurs pas sans poser
des cas de conscience à certains psychologues qui soulignent le rôle parfois ambigu qu’ils
sont amenés à jouer, tel ce psychologue qui évoque la place de ses confrères dans le secteur
de l’insertion professionnelle :
« En ce qui concerne le développement récent du secteur de l’insertion, c’est un peu
paradoxal d’inciter les gens à faire un travail psychique, un travail sur eux-mêmes,
alors qu’ils sont en demande sociale d’un emploi ! Donc… Et on pourrait dénoncer
le même phénomène… ce qu’on pourrait appeler la « psychologie d’urgence »,
quand on met en place des cellules de psychologues au moment d’attentats ou autres
(…) On leur fait faire des opérations un peu commandos, et qui sont des façons de
faire prendre en charge par les individus quelque chose qui devrait être pris en
charge par la collectivité… la gestion individuelle d’un phénomène social, qui n’a
pas lieu d’être » (entretien n°2, homme, 40 ans, chargé de recherche en
psychologie du travail)
Une partie du malaise évoqué ici provient, semble-t-il, du fait que le psychologue est
amené à se prononcer sur des dimensions qui sont déléguées à son expertise, alors qu’elles
devraient en réalité faire l’objet d’une délibération de type politique ou social. Cet exemple
illustre bien un point souligné par Halliday (1985, p. 427) : l’influence d’une profession
(c’est-à-dire son aptitude à se prononcer sur les « fins » du domaine qu’elle couvre) varie à
raison de la nature de son mandat cognitif :
« la distinction opérée entre différents socles de connaissance professionnelle a des
implications importantes du point de vue de l’influence collective de la profession :
les professions scientifiques reposent sur le charisme de la science mais sont par là
même limitées dans la portée de leurs contributions normatives aux politiques
publiques ; les professions normatives, qui se spécialisent dans des discours moraux
ou normatifs sont légitimement aptes à se prononcer sur un large spectre de
113 Ainsi, certaines professions peuvent avoir à la fois une dimension scientifique et une dimension normative,
comme l’a montré FREIDSON (1984) à propos des médecins.
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