Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
puisque son dernier ouvrage (Freidson, 2001) est un fervent plaidoyer en faveur du maintien
du professionnalisme comme forme idéal-typique de coordination alternative au marché et à
la bureaucratie 76 . La sociologie de Freidson présente, comme celle d’Abbott, un grand intérêt
du point de vue qui nous intéresse (celui du lien entre la sphère de production des savoirs et le
monde des praticiens). Cet auteur trace dans tous ses ouvrages une frontière entre l’espace de
production des connaissances et celui de la pratique professionnelle. Cette distinction
constitue même l’un des fils conducteurs de ses travaux : dans son premier ouvrage (1970) il
distingue, à la suite de Hughes deux segments très différents au sein de chaque profession : un
segment « savant », chargé de la production et du développement des connaissances, et un
segment « consultant », qui a un rapport direct avec le client et s’occupe principalement de
traduire et d’appliquer ce savoir à des problèmes quotidiens. Cette distinction est affinée dans
Professional Powers (1986) puisque Freidson met en évidence un troisième segment au sein
de chaque profession : celui des administrateurs, dont le rôle consiste principalement à
« orienter le travail des praticiens d’une manière qui satisfasse les puissances politiques et
économiques dont dépend leur organisation » (1986, p. 212). Ces administrateurs occupent
une fonction essentielle d’intermédiaires entre la sphère des savoirs et celle de l’organisation :
ils mettent en forme les connaissances d’une manière directement mobilisable par les
praticiens. Les savoirs qui sont produits au sein de la sphère académique subissent donc un
processus de « dégradation » au fur et à mesure qu’ils se dirigent vers des situations plus
concrètes en passant des savants, aux administrateurs puis aux praticiens 77 . Une telle vision
implique une rupture vis-à-vis de la théorie fonctionnaliste, qui insistait au contraire sur la
continuité entre savoirs académiques et savoirs appliqués. Mais il s’agit aussi d’une rupture
radicale vis-à-vis des théories du pouvoir, puisque ces dernières prennent pour argent
comptant le pouvoir inhérent à toute forme de savoir (voir Berlant et Larson, supra). Cette
rupture est exprimée très clairement dans la conclusion de Professional Powers (1986, p.
230) : « La réalité semble suffisamment fluide et complexe pour remettre sérieusement en
question la validité de termes aussi imposants que ceux de technique, de contrôle social,
d’hégémonie, de domination ou de monopole de discours pour la caractériser ». Freidson
76 Cette distinction entre marché, profession et bureaucratie comme modes alternatifs de coordination de l’action
économique est au cœur des travaux des premiers fonctionnalistes (PARSONS, 1939). Quoiqu’en dise SAVAGE
(2003) la parenté est grande entre ce dernier ouvrage de Freidson et la sociologie fonctionnaliste.
77 Cette distance entre les savoirs scientifiques et l’activité concrète des praticiens se retrouve dans ce que
FREIDSON (1984 [1970], p. 336) nomme l’ « esprit du clinicien » : « A l’opposé du savoir médical, qui est la
médecine en tant que telle, se trouvent toutes les pratiques qui se développent lorsque ce savoir est appliqué aux
patients concrets dans un environnement social concret. Le savoir médical « pur » est transformé, souillé même,
au cours de son application : en fait, il ne peut rester savoir pur, mais doit au contraire s’organiser socialement en
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