Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
société équitable, dans laquelle les aptitudes individuelles correspondraient étroitement avec
les positions sociales occupées. Une sorte de naïveté positiviste les poussait à croire que le
savoir psychotechnique, calqué sur le modèle des sciences expérimentales, devait porter en
lui-même l’évidence de sa supériorité sur toutes les autres méthodes venues du fond des âges :
graphologie, morphologie, caractérologie etc. Or, aujourd’hui encore, cette supériorité
intrinsèque de la psychotechnique est loin d’être prouvée. La psychologie du travail
universitaire ne manque pas de proclamer sa supériorité scientifique et pratique sur les
méthodes empiriques des graphologues et autres diseurs de bonne aventure 74 . On peut
néanmoins s’étonner que le débat n’ait guère progressé sur ce point depuis cinquante ans,
signe d’une incapacité de la discipline à établir sa supériorité sur d’autres techniques
d’évaluation des personnes. On voit par là que la rhétorique ou le vernis scientifique ne se
suffisent pas en eux-mêmes pour asseoir la position d’une profession dans les luttes de
juridiction : pour le client, seul compte le résultat et la preuve qu’une profession est capable
de résoudre mieux que ses concurrents (ou à moindre coût pour un résultat équivalent) le
problème auquel il se trouve confronté 75 . Il n’est donc pas anodin de prêter attention à ces
savoirs alternatifs sur lesquels les psychotechniciens jettent habituellement l’opprobre : ils
viennent souligner, par contraste, les failles et les limites du savoir psychotechnique officiel :
ils en sont le "négatif-révélateur" (Léonard 1992, p. 245).
Le premier groupe d’empiristes auquel sont directement confrontés les
psychotechniciens dans les années 1950 sont les cadres et supérieurs hiérarchiques, qui sont
amenés dans leur activité quotidienne à produire des jugements et parfois des évaluations
quantifiées sur leurs subordonnés. On a déjà évoqué à ce propos les critiques de Bonnardel
(1943) à l’égard des notations professionnelles et ses nombreuses études de docimologie entre
1945 et 1950, qui visaient à établir la supériorité de l’évaluation psychométrique sur les
évaluations professionnelles. Au-delà du débat scientifique, il s’agit de fournir aux
psychotechniciens des arguments dans la lutte qui les oppose aux contremaîtres et petits chefs
qui jusqu’alors exerçaient une emprise presque complète sur les questions d’embauche.
L’exemple suivant, donné par Bonnardel (1943, pp. 31-32) illustre bien les obstacles qui
s’opposent à la rationalisation des critères d’évaluation en entreprise :
74 Pour deux exemples récents, voir BALLICO (2002) et LEVY-LEBOYER et al. (2001). Voir également l’article,
fréquemment cité par les psychologues de BRUCHON-SCHWEITZER et FERRIEUX (1991).
75 Sur place de la mesurabilité des résultats d’une profession dans les conflits de juridiction voir ABBOTT (1988,
p. 46) : « L’une des variables affectant la vulnérabilité est la mesurabilité des résultats. Moins les résultats sont
mesurables, moins il y a de raisons de préférer un traitement à un autre, d’où une moindre emprise
professionnelle sur le problème considéré ».
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