Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

du métier. Les principaux traits de cet ancien système sont décrits par Yovanovitch (1923, p.
206), dans un ouvrage vantant les mérites de la psychologie scientifique appliquée au travail :
« On est stupéfait de constater le peu de soin que prennent les industriels dans le
choix de leur personnel ouvrier (…) l’on se contente de quelques questions et d’une
feuille de sortie délivrée par l’ancien patron. Un contremaître apprécie les qualités et
les défauts des candidats, sans aucun moyen sûr de connaître leurs facultés générales
et leurs capacités spéciales… »
tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
Le pivot du système est le contremaître, intermédiaire entre les ouvriers et le patron,
qui dispose du « flair » nécessaire à une juste appréciation de la valeur des hommes. Cette
pratique, qui place la vérité de l’évaluateur dans le face à face et l’immédiateté de la relation à
autrui, constituera longtemps un obstacle à la professionnalisation de la psychologie du
travail, dont les méthodes apparaissent au contraire décontextualisantes et menacent le
pouvoir discrétionnaire du petit patron ou du contremaître. La prégnance de cette technique de
la main chaude tient pour une bonne part à l’organisation du marché du travail tout au long du
XIX e siècle, qui pourrait se résumer dans la formule suivante : le « refus de l’enfermement
ouvrier ». En effet, si Foucault a pu parler à propos de la période moderne d’un « grand
enfermement » des populations au sein d’institutions chargées de les surveiller, de les
contrôler, de les quadriller, son propos décrit assez mal la réalité du monde ouvrier du XIX e
siècle. Ce siècle vit en effet sous le régime de la liberté du travail, et la population ouvrière
manifeste un refus très fort de toute forme d’embrigadement ou d’enfermement dans l’usine.
A l’inverse, il y a un goût prononcé pour une organisation proto-industrielle, qui valorise le
travail à domicile et le travail alterné 6 . L’opposition durable au livret ouvrier introduit par
Napoléon en 1803 traduit bien ce souci du monde ouvrier de se préserver de toute
surveillance externe.
Cette organisation trouve l’une de ses formes d’expression dans le système du
« marchandage », étudié par Bernard Mottez (1966) 7 . Ce système, interdit en France par les
révolutionnaires de 1848 au motif qu’il favorisait l’exploitation des ouvriers, perdura dans les
faits jusqu’à la fin du XIX e siècle, en raison de l’ambiguïté de la définition du marchandage
donnée par la loi de mars 1848 8 . Le maintien du marchandage au long du XIX e siècle vient de
ce qu’il est recherché à la fois par les ouvriers et par les patrons : les ouvriers y voient un
6 Voir sur ce point DEWERPE (1996) et SEWELL (1983)
7 MOTTEZ (1966, p. 23) reprend la définition du marchandage donnée par l’Office du travail en 1898 : « Le
marchandeur (appelé parfois tâcheron) est un sous-entrepreneur de main d’œuvre qui, avec les matières
premières et le gros outillage fourni par le patron, fait exécuter des travaux à lui confiés, soit dans l’atelier ou le
chantier du patron, soit à son domicile propre avec l’aide d’ouvriers embauchés et payés par lui à la journée ou
aux pièces sans l’intervention du patron ».
8 Le marchandage fut définitivement aboli en France par un décret de 1899, qui interdit cette pratique dans les
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