Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
pour désigner cette opposition fondamentale 103 , les auteurs insistent sur la tension constitutive
entre deux orientations internes à la discipline depuis le XIX e siècle : une orientation
humaniste et introspective, qui a principalement recours aux méthodes de l’introspection et à
l’examen approfondi de cas individuels et une orientation naturaliste et expérimentale, qui
applique aux phénomènes psychologiques le modèle proposé par les sciences exactes et
naturelles et s’appuie pour cela sur des méthodes issues du laboratoire 104 . Il est intéressant de
noter qu’en dépit de la prétention du paradigme expérimentaliste à se substituer au paradigme
spiritualiste à la fin du XIX e siècle 105 , comme nous venons de le voir, ces deux orientations ne
se sont pas succédées au fil du temps, au sens où le paradigme expérimentaliste aurait
progressivement tiré la psychologie métaphysique des profondeurs de l’obscurantisme, mais
elles ont coexisté et coexistent encore aujourd’hui, aussi bien dans le domaine de la recherche
que dans l’activité quotidienne des praticiens 106 . Bien sûr, l’application des méthodes du
laboratoire aux phénomènes psychiques a constitué une rupture radicale par rapport à
l’ancienne psychologie introspective issue de la tradition philosophique, rupture semblable à
celle entreprise par Durkheim dans le domaine de la sociologie, ou par Pasteur et Claude
Bernard dans le domaine de la médecine, mais il n’en demeure pas moins que le paradigme
expérimentaliste ne s’est jamais totalement substitué à la psychologie introspective et que
l’histoire de la psychologie révèle plus une diversification des paradigmes que la marche vers
un paradigme unique, comme en témoigne le point de vue de ce psychologue universitaire :
« Ce qui frappe, dans cette juxtaposition des théories psychologiques, c’est
l’insensibilité au fait que chacune d’entre elles comporte quelque mise en question
des autres. C’est un peu comme si une pluralité de Newton avaient énoncé leurs
conceptions de l’univers, et poursuivaient leur chemin en pleine satisfaction sans
s’inquiéter des contradictions entre leurs systèmes, nous laissant perpétuellement en
présence de plusieurs paradigmes également reconnus dans leur zone d’influence
respective – et non, comme Kuhn l’a montré pour les sciences de la matière, d’un
paradigme dominant et de tentatives marginales plus ou moins menaçantes pour lui,
103 Derrière des termes différents, c’est bien toujours de la même opposition dont il s’agit : psychologie clinique /
psychologie expérimentale (LAGACHE, 1949) ; psychologie normative / psychologie expérimentale (PACAUD,
1955) ; psychologie dynamique / psychologie fonctionnaliste (REUCHLIN, 1971) ; psychologie implicite /
psychonomie (FRAISSE, 1982)…
104 Michel FOUCAULT (1994 [1957], p. 138) raconte que lorsqu’il est allé faire part à un éminent professeur de
psychologie de son projet de poursuivre des études dans ce domaine, celui-ci lui a demandé s’il voulait « faire de
la "psychologie" comme M Pradines et M Merleau-Ponty ou de la "psychologie scientifique" comme Binet ou
d’autres ».
105 Les principaux entrepreneurs de cette nouvelle psychologie scientifique, pour la plupart formés en Allemagne
au laboratoire de Wilhelm Wundt furent, en France : Théodule Ribot et Alfred Binet (1857-1911), aux Etats-
Unis : Hugo Münsterberg (1863-1916), James McKeen Cattell (1860-1944) et Granville Stanley Hall (1844-
1924)
106 Cette ambiguïté relative au statut épistémologique de la psychologie (science humaine ou science la nature ?)
se retrouve au plan institutionnel à travers l’opposition entre université et CNRS. Alors que la psychologie est
rattachée aux facultés de lettres et sciences humaines dans les universités, elle relève au CNRS du secteur des
sciences de la vie.
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