Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
marché du travail universitaire bien défini 67 . Dans ce contexte d’instabilité et de fragilité
relatives, il importe plus que jamais de mobiliser des ressources personnelles, extérieures au
champ professionnel, pour se construire une carrière. Laugier et Piéron sont de ce point de
vue très proches. L’un comme l’autre disent que leur orientation vers la psychologie et la
physiologie a été une sorte de rébellion contre leurs milieux d’origine respectifs, qui auraient
souhaité pour eux des carrières plus « classiques » dans la médecine, l’enseignement classique
ou la haute administration. Piéron, issu de la grande bourgeoisie parisienne (son père,
normalien et agrégé de mathématiques fut d’abord professeur au lycée Louis Le Grand, puis
inspecteur de l’Académie de Paris) s’est orienté vers la philosophie et la physiologie contre
l’avis de son père, qui aurait souhaité le voir entrer à l’Ecole normale (Piéron, 1992 [1951]).
De même Laugier, bien que d’un milieu plus modeste (son père était instituteur), évoque les
pressions exercées par sa famille pour qu’il devienne ingénieur (Jakob et Morelle, 1994, p.
50). Ce refus de suivre les itinéraires sûrs et balisés de la médecine ou de la philosophie est
compensé chez eux par de solides réseaux de connaissances qui leur permettent de poursuivre
malgré tout une carrière brillante au Collège de France, au CNAM ou à la Sorbonne et qui
leur procure une sécurité matérielle. Ainsi, Piéron obtient en 1912 la succession de Binet à la
tête du laboratoire de psychologie de la Sorbonne grâce à une intervention de Louis Liard,
devenu recteur de l’Académie de Paris et ami de sa famille. De même, c’est grâce à
l’intervention de Janet que Piéron est élu au Collège de France en 1923, sur une chaire de
« physiologie des sensations » dont les contours avaient été défini par Janet lui-même. A
l’inverse, ceux qui sont dépourvus de ces capitaux restent confinés dans des positions moins
prestigieuses et connaissent des carrières plus difficiles, ou tout au moins n’atteignent pas les
sommets de la carrière universitaire. C’est par exemple le cas de Lahy, dont l’origine modeste
et l’absence de diplômes constituera un handicap tout au long de sa carrière. C’est également
le cas des nombreuses assistantes ou préparatrices de laboratoire 68 , qui vivaient dans l’ombre
des grands patrons et restaient souvent confinées aux tâches les plus « ingrates » de la
recherche psychométrique (essais professionnels, calculs statistiques, expériences de
laboratoire, passation de tests à grande échelle…) 69 . Bien que parfois associées aux
67 Voir tableau II-10, annexe 2 : « Le monde de la psychotechnique en France 1920-1939 ».
68 La division du travail scientifique entre ces jeunes femmes, pour la plupart originaires d’Europe de l’est, et les
"patrons" de la psychologie appliquée mériterait à elle seule une étude particulière. Elle recoupe bien souvent
une division du travail entre recherche pure et applications. On trouve ainsi des affinités nombreuses entre les
carrières de Suzanne Pacaud-Korngold (l’assistante de Lahy), de Catherine Veil (l’assistante de Laugier), d’Irène
Lézine, (l’assistante de Wallon), de Dagmar Weinberg (assistante de Laugier puis de Piéron) ou de Dora
Kowarski (assistante de Laugier).
69 Lahy et Laugier faisaient habituellement réaliser les périodes d’essais professionnels nécessaires à l’étude
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