Les' ingénieurs des âmes'. Savoirs académiques ...

s’attache au contraire à toujours montrer la distance entre les « savoirs académiques » et les
« savoirs appliqués », par la mise en évidence de leurs contextes sociaux d’application (qu’il
nomme « contingencies of knowledge »). Le pouvoir d’une profession ne dérive donc pas
mécaniquement du statut épistémologique des savoirs, il dépend d’un certain nombre de
« contingences » que le sociologue doit s’efforcer de mettre au jour :
tel-00096116, version 1 - 19 Sep 2006
« Le cadre institutionnel de la pratique influence considérablement la capacité des
disciplines à s’attirer le soutien des autres de manière, tout d’abord, à assurer leurs
privilèges et ensuite à exercer une influence dans le domaine public. Celles qui ont
le même statut épistémologique ne jouissent pas toutes ni des mêmes privilèges, ni
de la même influence. Et une même discipline, pour un statut épistémologique
donné, peut avoir divers degrés d’influence sur les affaires publiques en différents
endroits et à différents moments. Manifestement, nous devons examiner des critères
supplémentaires pour pouvoir comprendre la façon dont le caractère des disciplines
conditionne les privilèges politiques ou économiques. Nous devons aller au-delà de
l’épistémologie et nous appuyer sur la substance ou le contenu des tâches que les
disciplines réalisent ainsi que sur les conditions requises pour leur réalisation »
(Freidson, 2001, p. 161)
On voit à l’œuvre chez Freidson le même parti pris de « réalisme empirique » que
chez Abbott : il y a loin de la production des savoirs à leur application, et il y a loin de leur
application au « pouvoir social » d’une profession. Il faut donc reconstruire les chaînes qui
assurent aux savoirs leur solidité et leur efficacité dans différents contextes sociaux. Le niveau
d’analyse pertinent pour cela n’est pas celui des associations professionnelles et du
« monopole » que les professions cherchent à acquérir par leur intermédiaire mais, comme
chez Abbott, celui des tâches et du travail concret. La distinction faite par Freidson entre
« sphères institutionnelles primaires » et « sphères institutionnelles secondaires » est de ce
point de vue particulièrement intéressante 78 , puisqu’elle montre à quel point le lien entre les
savoirs académiques et le pouvoir d’une profession dans un contexte donné peut se distendre.
La plupart des professions se caractérisent en effet par l’existence de « sphères
institutionnelles primaires », où leur pouvoir est solidement établi : les médecins dans les
hôpitaux, les enseignants dans le système scolaire, les avocats dans les tribunaux, et à un
degré moindre les ingénieurs dans l’industrie…. A l’inverse, une profession peut être amenée
à s’exercer dans des contextes où la légitimité de son jugement est moins assurée, puisque ces
espaces sont dominés par d’autres groupes 79 : les médecins dans l’armée ou dans l’industrie,
des avocats dans des entreprises privées, le clergé dans le travail social etc. Il est clair par
exemple que la légitimité d’un psychologue du travail sera moins forte dans une entreprise
pratique ».
78 Cette distinction trouve son origine chez HALLIDAY (1987, pp. 41-47)
79 Les sphères institutionnelles secondaires sont proches de ce qu’Abbott qualifie sous le terme de « Juridictions
contestées »
93