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MARC CHARRON–LE PRESTIGE DES PROLOGUES DANS LES TRADUCTIONS DU LAZARILLO DE TORMES
l’affaire” n’est pas (nécessairement) dirigée directement à Lázaro, mais qu’elle lui est sans
doute parvenue par l’intermédiaire de l’archiprêtre, dernier maître et supérieur immédiat de
Lázaro à la fin du récit 3. Gómez-Moriana voit dans la lecture “officielle” de la critique
lazarillesque (dont celle de Molho, faut-il comprendre) un danger, puisque cette lecture
“détourne[rait] l’attention du topos de l’écrit rédigé sur un ordre (donné par le directeur de
conscience ou en vertu des ‘monitions’ du tribunal de l’Inquisition), élément commun à
tant de récits autobiographiques de l’époque” (Gómez-Moriana 1984: 69).
Avant même de discuter de telles implications en ce qui concerne les versions
françaises du Lazarillo, il faut voir en quoi la traduction de cet extrait par Molho diffère ou
non de celle des autres traducteurs, mais plus encore en quoi cette phrase suggère
l’orientation générale de l’interprétation qu’en donnent les traductions. Ainsi, le début de
cette phrase (“Y pues Vuestra Merced escribe se le escriba y relate el caso muy por
extenso”) a été rendue de la façon suivante en français:
Saugrain (1561 [1560]): Or puisqu’il vous plaît me commander que j’écrive, et
raconte l’affaire bien au long… (f. 4v) 4
Bonfons (1616 [1600]): Et d’autant que vous mandez que j’en écrive et rapporte
toute l’histoire entière… (p. 9)
Viardot (1842): Puisque vous avez souhaité que l’histoire vous fût racontée tout
au long… (p. 422) 5
Morel-Fatio (1886): Et puisque vous me demandez de vous écrire et relater mon
histoire tout au long… (p. 3)
Molho (1968): Or puisqu’il vous plaît me mander par écrit que j’écrive et raconte
mon affaire tout au long… (p. 4)
La plupart des traductions, à savoir celles de Saugrain et de Morel-Fatio (en plus de
celle de Molho, qui reprend en grande partie, comme elle le fait très fréquemment, celle de
Saugrain), participent de cette interprétation reçue du Lazarillo selon laquelle Lázaro reçoit
directement, sans l’intervention d’un intermédiaire, une demande de Vuestra Merced.
Gómez-Moriana a raison de souligner qu’une telle lecture ne peut que limiter les
interprétations possibles que suppose la formule ambiguë “V.M. escribe [à qui?] se le
escriba [qui votre Grâce veut-elle qui lui écrive?]”, formule ne précisant aucunement qui est
le “destinataire direct (présupposé)” de la demande écrite de Vuestra Merced (ni même qui
doit être le destinateur de la réponse à cette demande), et ne pouvant donc admettre
comme seul lien épistolaire possible que celui entre Vuestra Merced même et le
prologuiste 6. Ce faisant, la formule détournerait l’attention du topos de l’écrit rédigé sur un
ordre inquisitorial pour la réorienter vers le topique plus classique de l’exorde. Manuel
Ferrer-Chivite note, lui aussi, que la critique n’a jamais douté de ce qu’il convient d’appeler
3 Gómez-Moriana fait référence à Jenaro Taléns, Novela picaresca y práctica de la transgresión, Madrid, Ediciones Júcar,
1975, p. 91.
4 Les passages en italique dans le texte espagnol et les traductions sont de nous. Il en sera ainsi tout au long de
l’article. 5 Précisons que Viardot traduit systématiquement “V.M.” par “vous”. En n’identifiant pas ce “vous”, il introduit
un narrataire autre que celui du texte espagnol. Sa traduction ne fait aucune mention que “l’histoire racontée tout au long”
sera écrite; au contraire, Viardot est le seul à employer ici un verbe qui laisse supposer une livraison orale de l’”histoire”.
Voir à ce sujet la note 4.
6 La question fondamentale demeure toujours la même, et ce, indépendamment de la terminologie employée:
peut-on être certain que le prologuiste et le narrateur-protagoniste du récit des sept traités du Lazarillo renvoient à la
même personne?
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