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MARC CHARRON–LE PRESTIGE DES PROLOGUES DANS LES TRADUCTIONS DU LAZARILLO DE TORMES
était “heureux” (“por ventura” au sens de “heureusement”) que ces “cosas señaladas”
n’aient jamais été communiquées à qui que ce soit. La valeur disémique des termes
“señaladas” et “por ventura” n’étant opérante dans aucune de nos traductions, non
seulement ces dernières limitent le lecteur français au topique de l’exorde dans sa forme la
plus traditionnelle, mais elles n’offrent aucun signe de la présence d’une tension narrative
entre le prologuiste et le narrateur-protagoniste (deux instances narratives intéressées, par
définition, à infléchir la méfiance possible du ou des destinataires, au nombre desquels
figure inévitablement le traducteur).
Quant à la seconde partie de l’ouverture du prologue (soit “pues podría ser que
alguno que las lea, halle algo que le agrade, y a los que no ahondaren tanto, los deleite”), on
ne peut passer outre les analyses de George A. Shipley et de Stephen Gilman, selon
lesquelles la juxtaposition des verbes “agradar” et “deleitar” ou, si l’on préfère, la présence
de “agradar” (qui se substitue à un verbe tel “aprovechar”, par exemple), opèrent la
délexicalisation du lieu commun voulant qu’on puisse “éduquer” certains lecteurs et en
“divertir” d’autres tout à la fois. Ainsi, la délexicalisation subtile du lieu commun se doit
d’être reçue comme un exemple d’emprunt ou de calque textuel subverti et parodié. Sur ce
plan, le Lazarillo serait ici radical: si ses interprétations sont multiples, celles-ci ne sont pas
dues à une intention préétablie de s’adresser à différents lecteurs et, donc, à maintenir intact
le précepte horacien (où certains lecteurs seraient en quelque sorte autorisés à interpréter le
texte alors que d’autres ne le seraient tout simplement pas 12). Au contraire, il faut plutôt
retenir les propos de Gilman à ce sujet:
[T]he independent clause just cited [“Yo por bien tengo….en la sepultura del
olvido”] is brought to a redundant conclusion which […] undoes the topic of levels of
utility. […] The substitution of the verb “agradar” for the expected “aprovechar” dumps all
readers into a single basket. Those who penetrate the surface and those who merely skim
will find a synonymous reward (Gilman 1966: 149).
Quinze ans plus tard, Shipley développe:
By violating the commonplace formula (by setting the verbs agradar and deleitar
into parallel association rather than rendering one or the other completentary to dar
provecho), Lázaro reminds us of its existence […] The formula is called to mind by its very
elimination from the written page and by the substitution of an inferior, one-sided
alternative […] The anonymous author, in remote control of his text, advises us in this
indirect manner that his concern does include the moral and ethical dimension apparently
neglected, or perhaps studiously avoided, by the narrator. The discrepancy between author
and narrator on a point of normally fundamental concern incites the reader who notes the
discrepancy to press for an explanation (Shipley 1982: 183).
Ainsi, la juxtaposition des verbes “agradar” et “deleitar” constitue un
travestissement de ce que Gilman appelle “the topic of levels of utility”. Plus encore, nous
avancerions que cette délexicalisation met en relief la tension narrative qui marque le
rapport entre le narrateur-protagoniste et le prologuiste. En effet, l’auteur anonyme cherche
à souligner que le prologue fait partie intégrante du récit et donc qu’il problématise la
subjectivité du narrateur-protagoniste qui “négligerait ou, mieux, omettrait d’inclure la
dimension morale et éthique” du précepte horacien, mais ce même auteur anonyme
cherche tout autant à souligner que le prologue constitue également un avertissement au
lecteur, où le didactisme parvient à s’imposer grâce à une version subtilement calquée du
précepte. Quant aux destinataires du prologue (tant le fictionnel que le virtuel), le texte fait
12 Voir au sujet de ce que nous pourrions appeler l’”autorité du lecteur” l’excellent article de Wlad Godzich et
Nicholas Spadaccini, “Popular Culture and Spanish Literary History”, dans Wlad Godzich et Nicholas Spadaccini (dirs),
Literature among Discourses, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986, pp. 41-61.
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