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Péquod

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Le Cheval blanc de la Prairie est célèbre dans nos annales<br />

de l’Ouest et dans les traditions indiennes : un magnifique étalon<br />

blanc, les yeux larges, la tête petite, le poitrail bombé, dont<br />

le port altier et méprisant a la dignité de mille monarques. Il<br />

était le Xerxès élu d’immenses troupeaux de chevaux sauvages<br />

dont les pâturages n’avaient alors d’autres limites que les Montagnes-Rocheuses<br />

et les Alleghanies. Flamboyant à leur tête, il<br />

les conduisait vers l’ouest, comme l’étoile choisie, chaque soir,<br />

dirige les phalanges de lumière. La cascade éclatante de sa crinière,<br />

la chevelure de comète de sa queue, lui faisaient un capa-<br />

fligé d’une détresse surnaturelle. Je croyais entrevoir dans ses étranges<br />

yeux, vides d’expression, des secrets volés à Dieu. Je m’inclinai comme<br />

Abraham devant les anges. Cet être blanc était d’une telle blancheur, si<br />

vastes étaient ses ailes, à jamais en exil dans ces eaux, que j’avais perdu le<br />

souvenir misérable des traditions et des villes. Longtemps je contemplai<br />

ce miracle de plumes. Je ne saurais dire, à peine suggérer, les sentiments<br />

qui me traversèrent alors. Mais enfin je repris conscience et, me tournant<br />

vers un matelot, je lui demandai quel était cet oiseau. Il me répondit : un<br />

goney ! Jamais encore je n’avais entendu ce nom. Est-il concevable que<br />

cet être glorieux soit totalement inconnu des terriens ? Non ! Mais<br />

j’appris plus tard que les marins appellent goney l’albatros. Le poème<br />

fantastique de Coleridge ne pouvait aucunement m’avoir incliné aux pensées<br />

mystiques qui m’envahirent à la vue de cet oiseau sur notre pont car<br />

je ne l’avais pas lu alors et j’ignorais qu’il s’agît d’un albatros. En<br />

l’avouant, je ne fais qu’aviver indirectement l’éclat et la noblesse du<br />

poème et du poète.<br />

J’affirme donc que le secret de l’envoûtement provoqué par cet oiseau<br />

tient à sa parfaite et merveilleuse blancheur, vérité mise en valeur<br />

par le fait qu’un solécisme veut qu’il y ait des « albatros gris » et j’en ai<br />

souvent vu, mais sans l’émotion que m’a donnée l’oiseau de l’Antarctique.<br />

Mais comment cet être mystique avait-il été pris ? Ne le répétez pas<br />

et je vous le dirai : avec une ligne et la traîtrise d’un hameçon alors qu’il<br />

était posé sur la mer. Enfin le capitaine le transforma en facteur, en lui<br />

attachant au cou une étiquette de cuir où il avait inscrit la position du<br />

navire avant de lui rendre la liberté. Mais je ne doute pas que ce message<br />

destiné aux hommes ait été emporté au ciel lorsque l’oiseau blanc<br />

s’envola pour rejoindre les chérubins aux ailes repliées dans leur adoration<br />

perpétuelle !<br />

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