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La pierre et le sabre - Eiji Yoshikawa

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Tandis que Matahachi contemplait <strong>le</strong> samouraï couché à ses<br />

pieds, tout cela commença à lui paraître absolument stupide.<br />

Où la voie que suivait Musashi pouvait-el<strong>le</strong> bien <strong>le</strong> mener ? Le<br />

désir qu’éprouvait Matahachi d’éga<strong>le</strong>r ou de surpasser son ami<br />

d’enfance n’avait pas diminué, mais la vue du guerrier<br />

ensanglanté faisait paraître fol<strong>le</strong> <strong>et</strong> vaine la Voie du Sabre.<br />

Horrifié, il s’aperçut que <strong>le</strong> guerrier bougeait, ce qui coupa<br />

n<strong>et</strong> ses réf<strong>le</strong>xions. <strong>La</strong> main de l’homme se tendit comme une<br />

patte de tortue de mer, <strong>et</strong> griffa <strong>le</strong> sol. Il sou<strong>le</strong>va légèrement son<br />

torse, sa tête, <strong>et</strong> tira sur la corde.<br />

Matahachi avait peine à en croire ses yeux. En rampant<br />

centimètre par centimètre, l’homme traînait derrière lui la<br />

<strong>pierre</strong> de deux cents kilos qui r<strong>et</strong>enait sa corde. Trente, soixante<br />

centimètres... cela témoignait d’une force surhumaine. Nul<br />

colosse d’aucune équipe de traîneurs de <strong>pierre</strong>s n’aurait pu <strong>le</strong><br />

faire ; <strong>et</strong> pourtant, beaucoup se vantaient d’avoir la force de dix<br />

ou vingt hommes. Le samouraï moribond était possédé par<br />

quelque énergie démoniaque, surpassant de loin cel<strong>le</strong> d’un<br />

mortel ordinaire.<br />

De la gorge du mourant sortit un gargouillis. Il essayait<br />

désespérément de par<strong>le</strong>r mais sa langue noircie <strong>et</strong> desséchée lui<br />

rendait impossib<strong>le</strong> de former <strong>le</strong>s mots. Son souff<strong>le</strong> était<br />

hal<strong>et</strong>ant, caverneux, sifflant ; ses yeux exorbités imploraient<br />

Matahachi.<br />

— Pr... pr... pr... pr... ie...<br />

Matahachi comprenait peu à peu qu’il disait « prie ». Puis<br />

vint un autre son presque inarticulé que Matahachi traduisit :<br />

« vous supplie ». Mais en réalité, c’étaient <strong>le</strong>s yeux de l’homme<br />

qui parlaient. Ils contenaient ses dernières larmes, <strong>et</strong> la<br />

certitude de la mort. Sa tête r<strong>et</strong>omba ; il cessa de respirer.<br />

D’autres fourmis sortirent de l’herbe pour explorer la chevelure<br />

blanche de poussière ; quelques-unes entrèrent même dans une<br />

narine où se figeait <strong>le</strong> sang. Matahachi voyait la peau, sous <strong>le</strong> col<br />

du kimono, prendre un ton d’un noir b<strong>le</strong>uâtre.<br />

Qu’est-ce que l’homme avait souhaité lui faire faire ? Une<br />

pensée obsédait Matahachi : il avait une obligation envers <strong>le</strong><br />

samouraï qui, <strong>le</strong> trouvant malade, avait eu la bonté de lui<br />

donner un remède. Pourquoi <strong>le</strong> sort l’avait-il aveuglé alors qu’il<br />

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