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La pierre et le sabre - Eiji Yoshikawa

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— Je suis navré de t’ennuyer, mais ne me donneras-tu pas<br />

un bol de gruau ? Je n’ai rien mangé de la soirée.<br />

— Ce n’est pas <strong>le</strong> moment de manger ! Mais tiens, prends ça.<br />

Et va-t’en !<br />

El<strong>le</strong> lui tendit cinq gâteaux de riz sur un morceau de papier<br />

blanc. Musashi <strong>le</strong>s accepta avec empressement <strong>et</strong> <strong>le</strong>s é<strong>le</strong>va à<br />

hauteur du front en signe de remerciement.<br />

— Adieu, dit-il.<br />

En ce premier jour du joyeux Nouvel An, Musashi s’éloigna<br />

tristement dans l’allée glacée, oiseau d’hiver déplumé,<br />

s’envolant dans un ciel noir. Il avait l’onglée, <strong>et</strong> froid au crâne. Il<br />

ne voyait que son ha<strong>le</strong>ine blanche, rapidement transformée en<br />

givre sur <strong>le</strong> duv<strong>et</strong> qui lui entourait la bouche.<br />

— ... Il fait froid ! dit-il à voix haute.<br />

Les Huit Enfers glacés n’étaient sûrement pas aussi froids !<br />

Pourquoi, alors que d’habitude il se riait du froid, en souffrait-il<br />

autant ce matin-là ?<br />

Il répondit à sa propre question : « Il ne s’agit pas<br />

seu<strong>le</strong>ment de mon corps. J’ai froid au-dedans de moi. Je<br />

manque de discipline, voilà la vérité. J’ai encore envie de me<br />

cramponner à de la chair chaude, comme un bébé, <strong>et</strong> je<br />

m’abandonne trop vite à la sentimentalité. Parce que je suis<br />

seul, je m’apitoie sur moi-même <strong>et</strong> jalouse <strong>le</strong>s gens qui ont de<br />

bonnes maisons bien douill<strong>et</strong>tes. Au fond de moi, je suis bas <strong>et</strong><br />

vil ! Que ne suis-je reconnaissant d’être indépendant <strong>et</strong> libre<br />

d’al<strong>le</strong>r où je veux ! Que ne puis-je m’en tenir à mes idéaux <strong>et</strong> à<br />

ma fierté ! »<br />

Comme il goûtait <strong>le</strong>s avantages de la liberté, ses pieds<br />

douloureux se réchauffèrent jusqu’au bout des orteils, <strong>et</strong> son<br />

souff<strong>le</strong> se mit à bouillir. « Un voyageur qui n’a pas d’idéal, qui<br />

n’éprouve pas de gratitude pour son indépendance, n’est qu’un<br />

mendiant ! <strong>La</strong> différence entre un mendiant <strong>et</strong> <strong>le</strong> grand prêtre<br />

errant Saigyō se trouve au fond de <strong>le</strong>ur cœur ! »<br />

Il prit soudain conscience d’un éclat blanc sous ses pas. Il<br />

marchait sur de la glace fragi<strong>le</strong>. Sans s’en apercevoir, il avait<br />

parcouru tout <strong>le</strong> chemin jusqu’au bord gelé de la rivière Kamo.<br />

<strong>La</strong> rivière <strong>et</strong> <strong>le</strong> ciel étaient noirs encore, <strong>et</strong> rien à l’est<br />

n’annonçait l’aube. Les pieds de Musashi s’arrêtèrent. Ils<br />

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